--- Complément du livre



Monographie sur les faits 
ayant entraîné le déclin
 précipité de l'Algérie française


Par le lieutenant-colonel (H) Armand Bénésis de Rotrou


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Mots suivis d’un astérisque : voir lexique in fine.

A partir du 19 mars 1962, reconnus légaux, le F.L.N. et ses organismes sont indiqués en caractères romains.

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Principalement après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, l’Algérie est confrontée à une série de dures épreuves qui décideront de son destin.

I – L’après-cessez-le-feu du 19 mars 1962

Détournées de la lutte contre le terrorisme pour se consacrer à celle contre l’organisation armée secrète (O.A.S.) et les partisans de l’Algérie française, les forces de l’ordre assisteront, impuissantes, sous le regard d’un exécutif* provisoire sans autorité et d’un Gouvernement provisoire de la République algérienne (G.P.R.A.) incapable d’assurer la relève de la France, à la mainmise sur le pays par des réseaux du Front de libération nationale (F.L.N.) qui, considérablement renforcés par une nouvelle libération de huit mille cinq cents fellagas et libres de toutes contraintes, sans se départir de leur logique révolutionnaire et de l’usage de la terreur, se rendront coupables d’assassinats de centaines de milliers de personnes et de l’exode de plus d’un million d’autres.

L’historien Jean Monneret (1) analyse cette situation en ces termes :

 « Dès lors qu’une des parties était, non pas un état démocratique, mais un mouvement révolutionnaire, c’était là parier sur une bien aléatoire métamorphose. […]

« En fait, dans les circonstances du moment, les autorités françaises se sont trouvées prises dans une contradiction. Elles ne pouvaient pas proclamer la valeur des Accords d’Évian, les faire approuver par le peuple français, en faire le pivot de leur politique algérienne et prendre simultanément des mesures de défiance envers le FLN. Agir d’une manière qui eût contredit les discours était politiquement intenable. »

Nos dirigeants sont informés de ces dérives criminelles, disposant en Algérie pour cela, outre des sources diplomatiques et médiatiques, de celles, très documentées et détaillées, de leurs services de renseignement qui, à la différence des formations du corps de bataille, sont restés pleinement opérationnels ; disposant de moyens d’investigation classiques, dont une flotte aérienne dotée d’appareils de prises de vues performants, ces services fournissent des indications précises tant sur les conditions d’arrestation que sur les lieux de détention des personnes enlevées.

Dans leurs ouvrages, Jean Monneret (2) et Georges Fleury (3) rapportent que le ministre des Armées, monsieur Pierre Messmer, au cours du conseil des ministres du 18 juillet 1962, rend compte de cet état de faits ; ils notent que le président de la République, après avoir déclaré que « Ça se tassera » (Jean Monneret), menace les fonctionnaires, les enseignants et les médecins qui fuient l’Algérie de révocation (Georges Fleury).

L’historien Maurice Faivre (4) cite les directives nouvelles que le chef de l’État définit en matière de maintien de l’ordre :

« Il faut être maître de la situation, […] Appliquer les accords… réserver le moins possible… Il ne s’agit pas des Français, mais de la France… Sur le plan de la Justice, il n’y a aucune sanction des crimes depuis avril ».

Sur le terrain, ces directives se traduisent par des consignes aux unités qui, comme le rapporte Jean Monneret (5), prescrivent ce qui suit :

« […] Il ne doit pas y avoir d’incident avec le FLN. Il ne faut agir pour la protection des Européens qu’à la condition expresse que ceci se passe sans heurts et en douceur.

« […] Le respect du cessez-le-feu doit primer. »

Jean Monneret (6) cite les paroles du commandant T. (Note de l'auteur : chef de baaillon Henri Thomas, commandant le 12e bataillon d'infanterie. Voir sources en fin d'ouvrage) qui déclare que « Le commandement minimisait les enlèvements » et que « Le cessez-le-feu avait priorité sur la protection des nationaux ».

Cet auteur précise (7) que les officiers et les soldats témoins de crimes de cette nature reçoivent la consigne de ne pas intervenir et de se taire ; que les officiers qui prennent l’initiative de passer outre sont sanctionnés et renvoyés en métropole ; que le F.L.N. obtient des autorités françaises l’éloignement d’officiers et d’unités (placés par lui sur une « Liste noire ») qui procèdent à des investigations sur ces crimes.

Dans ces mêmes pages, il cite le cas de deux bataillons qui, intervenant à trois reprises sur initiative de leurs chefs pour libérer des Français torturés et mettre des charniers à jour, sont pris à partie par des individus armés qui s’y opposent ; il ajoute que pendant l’engagement, au cours duquel un officier français (Note de l'auteur : sous-lieutenant Yves Danière. Voir sources en fin d'ouvrage) est tué, l’une des deux formations est prise sous le feu d’unités de la force locale et d’auxiliaires temporaires occasionnels (A.T.O.*).

À la suite de ces faits, poursuit-il, les deux unités françaises sont sanctionnées : tandis que ses officiers sont consignés, l’un des bataillons est relevé de son secteur dans les vingt-quatre heures et renvoyé en métropole pour y être dissous ; l’autre bataillon est également relevé de son secteur et son chef, après avoir été consigné, est interrogé « Sans aménité » par la sécurité militaire (S.M.) ; il précise que deux de ces interventions ont été exécutées sur renseignements d’autochtones – dont les sentiments francophiles et  le courage sont à citer en exemple.

Maurice Faivre précise (8) que « Les A.T.O. s’opposent aux opérations de recherche des unités françaises », puis il décrit, à son tour, l’affaire des deux bataillons cités plus haut par Jean Monneret :
« Deux bataillons français qui ont découvert des charniers près d’Alger sont invités à la discrétion et déplacés, d’autant plus rapidement que le colonel Rollet, commandant l’un d’eux, a rendu compte que les commanditaires des enlèvements appartenaient à l’exécutif provisoire. »

Le nombre de Français assassinés ou disparus au cours de cette période varie de près de mille huit cents, chiffre certain cité par Jean Monneret (9), à beaucoup plus, selon d’autres sources. Dans l’état actuel des connaissances des historiens, il n’est pas possible de dresser un bilan plus précis.

Maurice Faivre (10) révèle que l’armée française, qui connaîtra également son lot de victimes, comptera cent quarante-sept tués et cent deux disparus entre le 19 mars (cessez-le-feu) et le 31 décembre 1962.

II – Les combats fratricides

Prises dans l’engrenage de la répression contre les partisans de l’Algérie française consécutivement à leur engagement contre l’O.A.S., les forces de l’ordre seront amenées à déployer une activité qui se soldera par des dizaines de milliers d’interventions : perquisitions, visites de logement, contrôles d’identité, rafles préventives… accompagnées de mesures de coercition : arrestations, révocations, expulsions, internements massifs en centres de détention…

Les mesures de coercition toucheront l’ensemble de la population, y compris les membres des hautes couches de la société : les ecclésiastiques (dont les évêques), les avocats, les médecins, les directeurs d’établissement, les industriels, les présidents d’association, les syndicalistes, les colons, les cadres et employés des services publics, les spécialistes, les commerçants, les agriculteurs, les ouvriers…

Il est à noter que n’échapperont pas aux représailles les anciens combattants, les compagnons de la Libération, les résistants de la première heure, les pilotes chevronnés de la Première Guerre mondiale…

Du fait de complicités ou de connivences avec les populations et l’O.A.S., la police (dont les trois quarts des membres sont des Français d’Algérie) et l’Armée (qui n’a pas encore été entièrement touchée par les mesures d’osmose) seront particulièrement visées ; il s’ensuivra qu’après une épuration en profondeur, l’administration, la police et le corps des fonctionnaires algériens seront réduits à néant, livrant le pays au chaos.

Indépendamment des méthodes de torture intégrale utilisées par les polices* parallèles, les interrogatoires poussés se généraliseront dans le noyau dur des forces de l’ordre qui, par ailleurs, en pleine rue, recourront à l’ouverture du feu sans sommations sur des membres présumés de l’O.A.S.

En France métropolitaine, l’opinion publique est alertée par des scandales ayant pour origine l’hospitalisation, dans des états graves, de personnalités honorablement connues, dont madame Salasc, l’épouse d’un gynécologue réputé ; paradoxalement, ce sont des intellectuels de gauche, menés par le professeur Pierre Vidal-Naquet, qui tirent la sonnette d’alarme, ce qui déclenchera l’intervention de deux commissions d’enquête qui n’auront aucune suite, sinon la relève du colonel de gendarmerie Georges Debrosse et de l’équipe du commissaire de police Louis Grassien.

III – L’exode

Sur plus d’un million de Français vivant en Algérie en 1954, il en restera encore environ huit cent mille à la date du cessez-le-feu, le 19 mars 1962, et, après avoir quitté massivement le pays, ils ne seront plus que quelques milliers à la fin de l’été 1962. Selon une étude menée par l’historien Jean Monneret (11) , ce mouvement s’est opéré principalement en deux vagues.

La première vague touche essentiellement les habitants de l’intérieur du pays qui, à la suite du départ des troupes françaises, abandonnent leurs villes, leurs villages, leurs terres et leurs biens ; ils fuient devant les enlèvements et les massacres perpétrés par le F.L.N., mais aussi par des délinquants et des résistants de la dernière heure (les marsiens, les ralliés du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu) ; beaucoup qui désirent continuer à vivre en Algérie, s’ils ne sont pas assassinés, sont chassés de chez eux et contraints au départ.

En chemin vers les ports et les aérodromes, les fugitifs se heurtent, souvent sous l’œil impuissant de l’armée française, à des barrages où, s’ils ne laissent pas leur vie, ils sont dépouillés des biens qu’il leur reste. Parqués sur les aéroports et dans les ports, sous la garde des gendarmes mobiles qui – O.A.S. oblige ( !) – veillent pistolet-mitrailleur à la ceinture, ils attendent parfois plusieurs jours le moment de leur embarquement, dormant sur place et obligés d’abandonner une valise s’ils en possèdent deux.

Beaucoup parmi ces gens sont des rescapés des massacres : des femmes et des enfants qui ont été violés, des veuves, des orphelins qui ont abandonné le corps d’un mari, d’un père ou d’un frère assassiné sous leurs yeux. L’encombrement des ports et des aérodromes est tel que les autorités françaises vont parfois jusqu’à envoyer des troupes et des chars en bloquer les accès, ordonnant aux réfugiés de « Rentrer chez eux ».

La deuxième vague, qui se déclenche dans les jours qui suivent la sécession (2 juillet 1962), touche essentiellement les habitants des grandes villes et, fait marquant, tous les Européens sans distinction : les fonctionnaires, les cadres et techniciens (certains arrivés récemment de métropole), les membres du clergé restés en Algérie dans le cadre de leurs missions humanitaires, des libéraux convaincus qui avaient joué le jeu du F.L.N., tous ceux qui, de par leurs fonctions, leurs idées progressistes ou leurs amitiés, avaient cru pouvoir continuer à vivre au milieu d’un peuple algérien dont ils avaient la confiance et qui leur demandait de rester… ; l’ampleur des désordres est telle, que même des militaires français en uniforme et des membres des corps diplomatiques étrangers sont enlevés et assassinés, ce qui constitue une violation flagrante des accords d’Évian.

l’Algérie se vidant du personnel administratif et des habitants qui, tant bien que mal à la suite des purges et des départs, continuaient à assurer la conduite et la vie économique du pays, le marasme s’installe sous toutes ses formes : chômage, misère, loi du plus fort… Le peuple qui a faim manque de tout et les agressions se multiplient : pillages, viols, sodomies, tortures… Tous les biens des Français sont à prendre : logements, mobilier, voitures, argent…

Selon l’ancien fellagha Rémy Madoui (12) :

« L’exode des pieds-noirs continua à raison de 8 000 à 10 000 [huit mille à dix mille] personnes par jour. Avec ces départs de pieds-noirs et d’Algériens, administrateurs, fonctionnaires, officiers, l’Algérie se vidait de ses forces vives, de son encadrement et de ses techniciens. […]

« C’était l’anarchie totale. Paris accepta l’ouverture des frontières [des barrages*] pour laisser l’armée F.L.N. stationnée au Maroc entrer en Algérie, ce qui causa une panique chez les pieds-noirs et intensifia encore le nombre de leurs départs. Des milliers de gens hagards, désorientés et complètement démunis attendaient les bateaux qui devaient les emmener loin de leur pays, ce pays auquel ils resteraient à jamais attachés par toutes les fibres de leur être. »

Au fil des semaines, les techniques des enlèvements, des assassinats et du rançonnement se perfectionnent ; relevant de méthodes propres au crime organisé, elles deviennent le fait de deux pouvoirs montants : celui de l’Armée de libération nationale (A.L.N.), seul organisme ayant conservé des structures hiérarchiques cohérentes, et celui de la rue où des bandes, également structurées, règnent par la terreur.

IV – Le blocus de Bab el-Oued : 23 au 27 mars 1962

Fortement représentatif du petit peuple des Français d’Algérie, fournissant à l’O.A.S. le gros de ses troupes et de ses commandos, Bab el-Oued, quartier populaire européen situé à l’est de la capitale, est le foyer de l’insurrection des forces conservatrices qui, pour certaines, en dépit du contexte politique désastreux, continuent à lutter pour la survie de l’Algérie française ; concentrant à ce titre les attaques des forces de l’ordre, ce quartier est soumis, à partir du 23 mars 1962, à un blocus qui durera quatre jours.

Dans le cadre de cette opération, Bab el-Oued se voit imposer un couvre-feu de vingt-trois heures sur vingt-quatre au cours duquel sa population de soixante mille âmes dispose d’une heure par jour pour sortir et faire des courses, les forces de l’ordre ne laissant passer le ravitaillement qu’au compte-gouttes.

Un événement tragique, dès le début du blocus, vient donner au commandement le motif de précipiter l’intervention, d’écraser l’insurrection par la force et d’exercer des représailles sur la population : à la suite d’une méprise due à un caporal autochtone qui, à partir d’un camion militaire, menace de faire ou fait usage de son arme (les deux versions diffèrent selon les sources), les commandos O.A.S., d’une manière fort inconsidérée, ouvrent le feu, tuant un lieutenant, sept soldats appelés et blessant quinze autres appelés. La journée avait pourtant bien débuté pour l’O.A.S., un de ses commandos ayant réussi à désarmer une patrouille d’appelés sans tirer un seul coup de feu.

La riposte du commandant en chef est sans appel : à côté des escadrons de gendarmerie mobile, des compagnies républicaines de sécurité (C.R.S.) et de la troupe, il fait intervenir des blindés, des avions de chasse et des hélicoptères armés ; la population est avertie que toute circulation dans les rues, toute présence aux fenêtres et sur les balcons l’exposeront au feu des forces de l’ordre ; deux escorteurs d’escadre, le Surcouf et le Maillé-Brézé, avec leurs pièces d’artillerie jumelées de 127 millimètres, mouillent à vue en rade d’Alger.

Durant l’assaut, les façades et les terrasses des immeubles sont pilonnées aux obus de 37 millimètres et à la mitrailleuse lourde, faisant des victimes et des dégâts dans les habitations. Deux commandants de régiment, arguant de la clause de conscience prévue dans le règlement général des armées, déclarent qu’ils ne participeront pas au nettoyage de Bab el-Oued ; le premier est mis sur le champ à la retraite et le second renvoyé en métropole avec soixante jours d’arrêts de forteresse ; voici ce que Georges Fleury (13) écrit sur cette phase de la bataille :

« Jamais sans doute les gendarmes et les C.R.S., manœuvrant sous la protection serrée de bataillons d’infanterie, de blindés et d’hélicoptères, n’ont mis autant de hargne à exécuter une mission. Ayant pour certains le sentiment de venger enfin les morts des barricades*, ils saccagent des centaines d’appartements, dont ils ont parfois défoncé la porte sans attendre qu’on leur ouvre.

« L’insulte facile, usant de coups au moindre geste suspect, bousculant des femmes qui tentent de les empêcher de vider leurs tiroirs ou d’éventrer leurs matelas, les gendarmes et les C.R.S. ratissent immeuble après immeuble en subissant encore de-ci de-là le tir de quelques desperados qui s’attirent une intense réplique des mitrailleuses des blindés. »

L’historien Jean Monneret (14) précise qu’« A 17 heures, l’Armée de l’Air intervint avec des T. 6* et mitrailla les immeubles. »

Le sous-lieutenant Rémy Madoui, ancien fellaga, rapporte (15) que faisant partie, avec sa section, des troupes de bouclage du quartier, il a été relevé de son commandement et renvoyé dans son corps avec un rapport de nature à le faire comparaître devant une cour martiale pour avoir permis à des familles françaises, contraintes de camper sur les trottoirs dans le froid et la nuit, de rentrer chez elles.

À l’issue de la bataille, le 27 mars 1962, les commandos O.A.S. ne devront leur survie qu’à la complicité d’un officier commandant d’unité et de gradés qui les laisseront s’échapper au travers de l’étanche dispositif de bouclage, ce qui démontre que les troupes engagées dans cette lutte ne sont pas toutes acquises à leur mission et que, tout en se soumettant aux exigences du service, une partie d’entre elles mettent leurs actes en concordance avec leurs convictions.

Faute de statistiques fiables, le nombre des victimes de ces journées n’est qu’approximatif : il serait de vingt morts (trente-cinq prétendent les habitants) et de trois à quatre fois plus de blessés ; parmi les tués figurent des enfants, dont une fillette de dix ans.

Bab el-Oued est le quartier du petit peuple et des gens pauvres qui, issus majoritairement de l’immigration étrangère, n’ont pas de liens avec la métropole ; l’épreuve qu’ils subissent leur révèle une réalité qu’ils tenaient pour impensable : ils réalisent soudain que la guerre qui leur est livrée est totale, que l’O.A.S. est vaincue et que la lutte est devenue inutile ; leur souci principal est désormais de quitter l’Algérie, mais la France étant pour eux une terre inconnue, une question les hante : où aller ?

V – Le massacre de la rue d’Isly : 26 mars 1962

Dans l’un des derniers sursauts de l’O.A.S., une fraction de ses membres tente une riposte à la défaite de Bab el-Oued et met sur pied une manifestation d’envergure destinée à démontrer que l’ensemble de la population algéroise est solidaire des habitants du quartier qui subit l’assaut des forces de l’ordre : les résidents des quartiers bourgeois et des faubourgs des classes moyennes sont appelés, le 26 mars 1962, à une marche silencieuse vers Bab el-Oued, le but des organisateurs étant de faire manifester la population algéroise massivement, pacifiquement et sans armes ; voici le tract distribué la veille et le matin de la manifestation (16).

« ORGANISATION ARMEE SECRETE ZONE ALGER SAHEL TZ 109

« 26. 3. 62

« HALTE A L’ETRANGLEMENT DE BAB EL-OUED

« Une opération monstrueuse, sans précédent dans l’histoire, est engagée depuis trois jours contre nos concitoyens de Bab el-Oued, on affame 50 000 [cinquante mille] hommes, femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour obtenir d’eux par la force, par la famine, par l’épidémie, par tous les moyens, ce que le pouvoir n’a jamais pu obtenir autrement : l’approbation de la politique de trahison qui livre notre pays aux égorgeurs du FLN qui ont tué 20 000 [vingt mille] soldats français en sept ans.

« La population du Grand Alger ne peut rester indifférente, laisser se perpétrer ce génocide. Déjà, un grand élan de solidarité s’est manifesté spontanément par des collectes de vivres frais.

« IL FAUT ALLER PLUS LOIN : En une manifestation de masse, pacifique et unanime, tous les habitants de Maison-Carrée, Hussein-Dey, El-Biar, rejoindront ce lundi, à partir de 15 heures, ceux du centre, pour gagner ensemble et en cortège, drapeaux en tête, sans aucune arme, sans cri, par les grandes artères, le périmètre de bouclage de Bab el-Oued.

« NON, LES ALGEROIS NE LAISSERONT PAS MOURIR DE FAIM LES ENFANTS DE BAB EL- OUED. ILS S’OPPOSERONT JUSQU’AU BOUT A L’OPPRESSION SANGUINAIRE DU POUVOIR FASCISTE.

« Il va de soi que la grève sera générale à partir de 14 heures. »

Le succès de l’opération n’est pas acquis d’avance, les autorités civiles et militaires ayant la maîtrise de la situation : elles disposent pour cela d’importantes troupes de maintien de l’ordre urbain (équipées de véhicules blindés et de moyens antiémeutes) composées d’escadrons de gendarmerie mobile, de C.R.S. et des régiments français stationnés à Alger ; toutefois, d’une façon encore inexpliquée à ce jour, ces troupes seront tenues à l’écart de la manifestation.

La mission est confiée à une unité opérationnelle à base d’appelés autochtones, le 4e régiment de tirailleurs algériens (R.T.A.) ; il y a trois jours, ces hommes étaient en opération dans les djebels et, encore équipés pour le combat en montagne contre les katibas, ils sont engagés depuis en maintien de l’ordre à Alger, sont harassés et n’ont pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures. Voici ce qu’écrit, à leur sujet, l’historien Jean Monneret (17) qui qualifie la présence d’un régiment de tirailleurs ce jour-là rue d’Isly d’« Enigme historique » :

« Que faisaient à Alger, rue d’Isly, des tirailleurs du 4ème R.T. [régiment de tirailleurs] dont le P.C. [poste de commandement] se trouvait à Berrouaghia à 120 [cent vingt] km de la capitale ?

« Cette troupe n’avait aucune expérience du maintien de l’ordre en ville. Encore moins en zone européenne. Les officiers le soulignent dans leurs rapports : ces hommes étaient accoutumés aux opérations dans le bled ; ils étaient frustes, certains parlaient peu ou pas du tout le français. Leur théâtre d’opérations était la zone Sud Algérois. Que faisaient-ils là ? Question que la presse de l’époque n’a pas posée. A quoi s’en ajoute une autre : celle que le général Goubard [ce jour-là colonel commandant ledit régiment de tirailleurs] pose lui-même, dans un commentaire personnel qu’il a ajouté aux pièces du dossier sur le 26 mars [1962] : Pourquoi avoir pris un dispositif de combat (armes individuelles approvisionnées et chargées) et non de maintien de l’ordre ? [munitions séparées de l’arme] […]
« Ceux qui les ont placés là, dans une ville où les tensions raciales sont vives, ont pris une décision fatale »

Au début de la manifestation, il semble que l’opération s’annonce bien : malgré les barrages périphériques destinés à bloquer les entrées du centre de la ville, plusieurs milliers de manifestants parviennent jusqu’aux lieux de rendez-vous ; ils se présentent drapeaux en tête, décorations pendantes et souriants face aux tirailleurs dont les rangs, faute de moyens, sont clairsemés ; quelques centaines d’entre eux, passant au travers d’une brèche du dispositif, s’engagent dans la rue d’Isly, l’artère qui mène à Bab el-Oued et aux troupes qui l’encerclent.

La foule est pacifique, mais les cadres des tirailleurs s’inquiètent : jusqu’à l’échelon section, ils ont reçu l’ordre d’« Arrêter les manifestants au besoin par le feu [et de] Riposter au fusil-mitrailleur en cas de tirs provenant des balcons » ; ils rendent compte à leurs chefs, demandent des instructions, ne reçoivent aucune réponse et, finalement, avec des moyens matériels, renforcent le dispositif central qu’ils rendent imperméable ; puis ils stoppent, à l’aide d’un élément disposé en profondeur, les manifestants ayant réussi à passer au travers du cordon.

Sur la grande place de l’Hôtel des Postes (en contrebas de l’endroit où s’était déroulé le drame des barricades), la foule maintenant bloquée s’entasse… et ses premiers rangs parlementent avec les soldats : des officiers de réserve, arborant leurs décorations, vont d’un homme à l’autre, tandis que des femmes d’âge mûr, s’accrochant aux bras des tirailleurs, s’adressent à eux avec des « Mon petit » ; les officiers, parmi lesquels se trouvent des Français d’Algérie, leur répondent qu’ils sont eux aussi Algérie française, mais qu’ils ont des ordres et qu’ils doivent les exécuter.

Certains manifestants, hommes et femmes confondus, ne voulant pas comprendre ce qu’il leur arrive, s’entêtent, tentent de passer en force et provoquent des bousculades ; les clameurs devenant assourdissantes, les tirailleurs et leurs cadres s’affolent ; soudain, par mégarde ( ? ), un sous-officier autochtone lâche une rafale de pistolet-mitrailleur en l’air.

Ces coups de feu sont-ils le signal du déclenchement du drame ? Toujours est-il que, comme lors des barricades, où un mystérieux fusil-mitrailleur avait ouvert le feu à l’improviste, le tir de deux non moins mystérieux fusils-mitrailleurs se déclenche soudain… semant la confusion et la mort.

Le premier fusil-mitrailleur, à partir du balcon d’un immeuble situé derrière les rangs des militaires, prend la foule pour cible, blessant des tirailleurs au passage : des tirailleurs étirés en un maigre cordon, totalement dépaysés et affolés, les nerfs à vif, se sentant individuellement menacés face à une foule nombreuse dont ils ignorent les intentions pacifiques ; leur réaction est immédiate : sans ordres de leurs chefs, ils déchargent leurs armes à bout portant sur la foule, certains s’acharnant sur des corps qui gisent à terre ; les cadres, comme ce jeune sous-lieutenant tout frais émoulu de l’école, se saisissent des canons brûlants de leurs hommes et les dirigent vers le ciel.

Selon mon expérience du feu, je déduis qu’en déclenchant le phénomène de la « double détonation », phénomène bien connu des troupes aguerries et inconnu de ceux qui n’ont pas subi le baptême du feu, les projectiles du fusil-mitrailleur, en passant au-dessus ou à proximité des têtes des tirailleurs et des manifestants, ont amplifié la panique et le désordre.

Les balles de fusils modernes et de fusils-mitrailleurs étant en effet dotées d’une vitesse de déplacement (vitesse initiale) supérieure à celle du son, elles provoquent une onde de choc (comparable au « bang » des avions supersoniques) qui se traduit par un claquement sec semblable à celui du départ d’un coup de feu ; dans le jargon militaire, ce phénomène est appelé « tac-co » : « tac » pour la perception auditive de la balle passant dans le champ de l’oreille… et « co » pour le départ du coup qui, se déplaçant à la vitesse du son, parvient aux oreilles après le « tac ».

De ce fait, tirailleurs et manifestants ont cru être pris entre deux feux : celui, réel, du fusil-mitrailleur et celui, imaginaire, de tireurs dissimulés dans la foule.

Le deuxième fusil-mitrailleur, à partir d’un bosquet, ouvre le feu sur les manifestants ; il est servi par trois hommes en tenue militaire de combat qui, après avoir tiré quelques rafales dont il est difficile de connaître le nombre de victimes qu’elles ont faites, disparaissent avec leur arme.

Les rapports officiels sur cette journée, contradictoires sur bien des points, sans pouvoir le prouver ni le démontrer, imputent la fusillade à l’O.A.S. dont les membres auraient ouvert le feu les premiers ; inversement, les récits des témoins, qui manquent d’une vision d’ensemble, accusent les tirailleurs d’avoir ouvert le feu sans raison.

Georges Fleury (18) écrit que lors du procès des conjurés du Petit-Clamart, au cours de sa plaidoirie, maître Tixier-Vignancour, faisant par là allusion aux barbouzes dont les effectifs comportaient un fort pourcentage de Vietnamiens, déclare que le tireur du fusil-mitrailleur placé sur le balcon – et abattu par un tir de riposte des tirailleurs – était un Vietnamien dont il donne l’identité complète.

Le nombre de victimes chez les manifestants, comme l’indique Georges Fleury (19), est encore une fois différent selon les sources :

« Les autorités n’en annonçant [le nombre de victimes] que quarante-six, il est certain qu’au moins soixante-sept civils, dont les plus jeunes avaient dix et quinze ans [une fillette et un garçon], sont morts au centre d’Alger. Parmi eux et les cent deux blessés par balles, aucun membre de l’O.A.S. n’a été reconnu. »

Dans son rapport, le chirurgien d’un hôpital écrit (20) que ce fut « Une véritable chirurgie de guerre » qu’il eut à pratiquer .

Pour ce qui est du nombre de victimes dans les rangs des forces de l’ordre, il s’élève à trois blessés chez les tirailleurs, auxquels il y a lieu d’ajouter un tué et trois blessés dans les rangs d’une C.R.S. non présente sur les lieux de la manifestation.

Les Algérois sont comme pétrifiés par cette tragédie : ils n’arrivent pas à comprendre comment l’Armée, celle avec laquelle ils ont libéré la France il y a moins de vingt ans, a pu ouvrir le feu sur eux, des hommes et des femmes désarmés arborant drapeaux et décorations ; à tel point que s’ancre l’idée dans leur esprit que des djounoud* de l’A.L.N., à des fins bien précises, ont été infiltrés dans les rangs des tirailleurs.

Au soir de cette journée, les Algérois prennent subitement conscience de la réalité de la situation : ils réalisent que l’Armée, avec laquelle ils pensaient avoir des liens particuliers, n’est plus en mesure de les défendre ; sachant que l’O.A.S. est inexistante sans le peuple qui est vaincu, ils se rendent compte que la lutte est désormais inutile. Dès lors, leur seul souci est de rester vivants… et de quitter l’Algérie avant que le G.P.R.A. ne s’empare du pouvoir.

Selon Georges Fleury (21), le ministre des Armées, Pierre Messmer, en visite en Algérie le 4 avril 1962, informe le colonel Goubard, commandant le 4e régiment de tirailleurs, qu’aucun de ses hommes ne sera récompensé pour cette affaire et qu’il ne les félicite pas pour leurs tirs ; cela signifie que les activités de maintien de l’ordre contre l’O.A.S. et les populations qui la soutiennent, au même titre que pour les combats contre les forces armées du F.L.N., donnent lieu à l’attribution de citations et de décorations.

VI – La bataille d’Oran

À Oran, selon ce que révèle Georges Fleury (22), les juifs protégent leur quartier avec une milice d’autodéfense, tandis que l’O.A.S. et le F.L.N. se livrent une guerre sans merci, les attentats et les agressions perpétrés par les deux camps faisant de nombreuses victimes parmi les populations.

L’O.A.S., qui tient le cœur de la ville, riposte par le feu aux attaques des forces de l’ordre, lesquelles bénéficient du soutien du F.L.N. La ville, que le commandement s’efforce d’étrangler, vit sous le régime d’un couvre-feu instauré à partir de 20 heures ; ses accès sont condamnés par des barrages de barbelés, les entrées et les sorties se faisant par trois étroits goulets de contrôle où se pratiquent d’interminables fouilles.

Le 19 avril 1962, ayant reçu l’ordre de monsieur Louis Joxe (ministre d’État chargé des Affaires algériennes) (23) de « Réduire les quartiers européens » , le général Joseph Katz (commandant le secteur autonome d’Oran à partir du 19 février 1962 puis, depuis le 15 juin, le corps d’armée d’Oran, à la suite de la mort du général Philippe Ginestet, assassiné par erreur et à sa place par l’O.A.S.), interdisant toutes relations entre les militaires et les populations européenne et juive, mènera une lutte implacable contre l’O.A.S. et ces populations, ce qui lui vaudra le surnom de "Boucher d’Oran".

Dans les quartiers européens et juifs, il est interdit de se montrer sur les terrasses et les balcons des immeubles, de s’engager à pied sur les chaussées (sauf pour les traverser sur les passages réservés aux piétons) et de stationner sur les trottoirs et les places ; la population est avertie qu’à partir du 23 avril 1962, le feu sera ouvert sans sommations sur les contrevenants.

Au cours des engagements durant lesquels la gendarmerie mobile tente de saisir l’émetteur pirate des insurgés, des attaques à main armée ayant pour cible les établissements financiers, se succédant les unes aux autres, tout en douceur du fait de complicités intérieures, rapportent des millions de francs lourds à l’armée secrète.

Le capitaine de corvette Gilbert Wellele me rapportera (24) que des officiers de marine (dont il faisait partie), qui habitent en famille une tour dans un quartier bourgeois, se plaignent de ne plus pouvoir apparaître aux fenêtres sans être la cible de tirs de mitrailleuses lourdes en provenance d’une caserne de gendarmerie mobile voisine.

Le capitaine de corvette Paoli, commandant le 3e bataillon de fusiliers marins, et son adjoint, le lieutenant de vaisseau Demoulin, qui refusent de faire intervenir leur troupe à base d’appelés contre la population, désertent et rejoignent l’O.A.S.

Dure et longue, cette bataille sera gagnée par usure de la population, l’O.A.S. bénéficiant, en la personne du capitaine Étienne Grégoire, dont je tiens ces informations (25), de complicités au sein même des instances les plus secrètes de l’appareil militaire.

J’avais fait la connaissance du capitaine Grégoire (dit Tienno), pilote de l’armée de l’air, à Saïda où, après le départ du colonel Bigeard, il avait occupé les fonctions d’officier air ; eu égard à son passé militaire, il s’était fait là une réputation de gaulliste inconditionnel, ce qui lui avait valu, en mars 1962, de devenir l’un des trois proches collaborateurs du général Katz.

Sa fidélité au chef de la France libre atteindra cependant ses limites, Grégoire ayant épousé une Française d’Algérie et, avant tout, étant un fidèle du général de l’armée de l’air Edmond Jouhaud, putschiste*, pilote comme lui et chef de l’O.A.S. de l’Oranais.

À partir du poste de confiance qu’il occupe au sein de l’état-major du général Katz, par des filières dans lesquelles intervient sa belle-fille, une enfant d’une douzaine d’années, Grégoire renseigne très précisément l’armée secrète sur les plans d’opérations qui la visent, déjouant ainsi les interventions des forces de l’ordre qui comprendront, sans jamais la découvrir, qu’une taupe se cache parmi elles.

Outre ses fonctions d’informateur, Grégoire a été investi, par le général Jouhaud, de celles de responsable O.A.S. de La Sénia, une banlieue d’Oran comportant un aéroport international et une base aérienne militaire.

VII – Les maquis O.A.S. et leur précurseur

Au début de l’année 1961, le général Salan et son état-major O.A.S., qui ne croient pas à la sécession, décident d’implanter des maquis dans le bled, leur but étant de fédérer les populations et l’Armée, dont ils escomptent le soutien, dans un grand mouvement se réclamant de l’Algérie française et destiné à promouvoir, à l’intérieur des terres qui commence à se vider de nos troupes, la défense des populations contre les forces renaissantes du F.L.N.

La vocation de ces maquis O.A.S. est non seulement de prêter main forte aux maquis autochtones profrançais (messalistes*, ceux du bachaga Boualam et de chefs locaux influents), mais aussi de protéger les populations qui ont été désarmées : les douars autrefois en autodéfense et les supplétifs qui rentrent chez eux, en les encadrant et en les réarmant si possible.

Excluant d’avance tout combat fratricides entre les soldats français et les maquisards, les militaires de l’O.A.S. se trompent sur deux points : passive dans son ensemble, l’Armée se montrera disposée à fermer un œil mais, en aucun cas, à franchir le pas… et les forces de l’ordre, conjointement avec les katibas de l’A.L.N., seront lancées à leur poursuite.

Un premier maquis Algérie française (l’O.A.S. vient tout juste d’être créée) est mis sur pied par deux officiers chevronnés, le 15 février 1961, dans l’Oranais près de Mostaganem, à environ quatre-vingts kilomètres au nord-est d’Oran.

Son fondateur est le comte André de Brousse de Montpeyroux qui, comme capitaine de réserve, avait repris du service en Algérie, dans l’Oranais, à la tête d’une section administrative spécialisée (S.A.S.) ; grand blessé de la Deuxième Guerre mondiale, il est décoré de deux croix de guerre, de la médaille militaire et de la Légion d’honneur.

Le chef du commando est le capitaine de l’armée de l’air Jean-René Souètre, un ancien du groupement des commandos parachutistes de l’air (G.C.P.A.), qui dispose d’une troupe d’une vingtaine de militaires et de civils ; titulaire de cinq citations (dont deux à l’ordre de l’armée) au titre de sa campagne d’Algérie, le capitaine Souètre est décoré de la croix de la Valeur militaire et de la Légion d’honneur.

Connu et facilement repéré, ce maquis n’aura qu’une brève existence : encerclé le 23 février 1961 par les gendarmes mobiles qui capturent neuf des leurs, dont le Comte et le Capitaine, il n’est toutefois que partiellement décimé, une partie des ses hommes, échappant au bouclage, s’enfuyant avec un stock de quatre cents armes avec lesquelles ils se fonderont dans d’autres maquis en formation.

Cet échec ne décourage pas le général Salan et son état-major qui, toujours convaincus de la nécessité de disposer d’une force fidèle à la France devant disputer au F.L.N. les espaces dégarnis par nos troupes, décident d’implanter des maquis sur l’ensemble du territoire, de l’Oranais au Constantinois.

Dans l’Algérois, un commando dénommé "Albert" s’établit progressivement, à partir de décembre 1961, dans une zone de six cents kilomètres carrés de la vallée de l’oued Cheliff, au sud-est d’Orléansville (Cheliff).

Son chef est l’adjudant Giorgio Adamo Muzzati (qui, en février 1962, sera nommé sous-lieutenant O.A.S. par le général Salan), un sous-officier de la Légion étrangère au brillant passé militaire : rescapé de Diên Biên Phu et de la grande marche (sept-cents kilomètres) vers les camps du Viêt-minh, titulaire de la croix de guerre d’Indochine, il est décoré de la médaille militaire.

Alors qu’il servait au 5e régiment étranger d’infanterie (R.É.I.) dans la région de Géryville (Sud-Oranais), Muzzati avait rejoint l’O.A.S. le 15 décembre 1961, après avoir été recruté par un sous-officier de son régiment, membre de l’Organisation.

Conduit à Affreville, dans l’Algérois, à une centaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger, il est alors pris en main par le réseau O.A.S. local qui l’implante dans une ferme de la vallée du Cheliff où il est rejoint par ses deux premiers commandos ; c’est là, en leur compagnie, qu’il « fête » Noël, se cachant le jour dans un réduit pour échapper à la vue du personnel de la ferme et sortant la nuit pour reconnaître le pays.

À partir du début de janvier 1962, les trois hommes quittent leur cache et s’aventurent dans cette région habitée où ils sont contraints de ne se déplacer que la nuit, de ne jamais rester plus de vingt-quatre heures à la même place et de se cacher, durant la journée, dans des endroits isolés : zones inhabitées, orangeraies, mechtas et fermes abandonnées, église… ; tous les deux où trois jours, ils se ravitaillent à des points prépositionnés dans des fermes ; mais devant les dangers qui les guettent, ils sont obligés de se retrancher dans une tour fortifiée d’une ferme habitée.

Après avoir reçu des renforts au début de février, Muzzati dispose d’une trentaine d’hommes parmi lesquels il compte trois sous-officiers provenant de commandos de chasse, trois légionnaires, deux gendarmes départementaux, un gendarme mobile, un C.R.S. et six harkis ; à la fin du mois de mars, il est rejoint par six jeunes étudiants français d’Algérie et le commando atteint là son effectif définitif de quarante-deux hommes. Par l’état-major O.A.S. d’Alger, chaque commando est doté d’une somme de vingt-cinq mille francs et de vêtements civils de secours.

Quand il s’estime en sécurité, Muzzati remplit ses vraies missions de maquis O.A.S. et effectue des contrôles routiers et de douar muni de cachets « Contrôle O.A.S. », tout en faisant de l’action psychologique auprès de la population autochtone à laquelle il distribue des vivres et de l’argent.

C’est dans ce contexte que, les 28 et 29 mars 1962, le Commando sert de point d’accueil et de guide au tout nouveau maquis du colonel Gardes en provenance d’Alger (voir plus bas), auquel il détache un groupe de douze hommes qui, capturés avec ce maquis, seront perdus pour lui.

Il est important de souligner que la survie de cette petite troupe n’est possible que grâce à l’aide des troupes françaises de quadrillage* qui la ravitaillent, la renseignent, la mettent à l’abri des opérations d’encerclement des gendarmes mobiles…

À la fin du mois de mars 1962, Muzzati est rejoint par le chef de bataillon Paul Bazin, commandant le 5e bataillon de tirailleurs algériens (B.T.A.), unité à base d’autochtones qui avait reçu la mission, le 26 mars, d’intervenir en maintien de l’ordre contre la manifestation de la rue d’Isly organisée par la population française d’Alger (voir paragraphe 5 ci-dessus : « Le massacre… »).

S’y étant refusé et bien que chargé de famille, le commandant Bazin avait alors décidé de rallier l’O.A.S. avec son bataillon qui, selon ses instructions, doit venir le rejoindre ; les jours suivants cependant, Muzzati et lui attendront en vain, les officiers du Bataillon ayant décidé de ne pas suivre leur chef et de rester dans la légalité. En qualité de gradé le plus ancien, le commandant Bazin devient alors le chef du commando "Albert".

Au fil des jours, la zone d’implantation du Commando devient de moins en moins sûre : l’Armée est certes complice, mais elle reste l’arme au pied, laissant le champ libre aux katibas et aux réseaux F.L.N. qui investissent le pays par ailleurs battu par les escadrons de gendarmerie mobile à la recherche des maquis O.A.S., chaque arme saisie générant une citation pour les gendarmes.

Le 10 avril 1962 au lever du jour, le maquis "Albert", encore fort de trente-trois hommes, est pris sous le feu d’une dizaine de fellagas circulant en convoi (que Muzzati prend tout d’abord pour des militaires français se trompant d’ennemi) qui, en quelques minutes, pris à revers par une habile manœuvre du Commando, sont tués à côté de leurs véhicules auxquels Muzzati met le feu.

Alertée par le bruit de la bataille, une katiba se porte vers midi à la hauteur du Commando qui, pendant plus de cinq heures, dans un combat désespéré et au prix de lourdes pertes, parviendra à se dégager partiellement : submergée par le nombre, la petite troupe est scindée en deux… et les quinze hommes du groupe du commandant Bazin, à bout de munitions, tombent vivants entre les mains des fells qui, avant de les mettre à mort, leur feront subir d'atroces supplices.

De sa position d’où il lui est impossible d’intervenir sans se faire hacher par les tirs de mitrailleuse et de mortier dont il est la cible, impuissant, Muzzati et les siens entendent les cris d’épouvante de leurs malheureux compagnons dont seul le commandant Bazin pourra être identifié par les troupes de quadrillage qui viendront relever les corps.

Aucune trace ne sera retrouvée des quatre harkis auxquels les rebelles, à n’en pas douter, auront fait subir, devant la population, les multiples humiliations et tortures entrant dans la lente agonie réservée aux « traîtres ».

De tous ses camarades de l’O.A.S. tués après le cessez-le-feu, le chef de bataillon Bazin sera le seul officier à ne pas tomber sous des balles françaises, mais à mourir, les armes à la main, en luttant contre les forces du F.L.N.

Dans une manœuvre habile d’utilisation du terrain qui surprend l’ennemi, Muzzati et ses dix-sept compagnons parviennent à rompre l’étau, mais au prix d’un tué dont le corps devra être abandonné sur place et de six blessés, dont deux dans un état désespéré, intransportables, qu’il faudra également abandonner sur place après avoir abrégé leur souffrances, tâche ingrate et traumatisante demandant une grande force morale.

À l’issue d’une marche de nuit harassante en direction du nord et de la mer, n’ayant rien bu ni mangé depuis la veille, au cours de l’après-midi du lendemain, Muzzati et sa troupe sont interceptés par un élément d’un régiment de quadrillage qui leur indique que les gendarmes mobiles sont à leur recherche et qu’il leur faut quitter définitivement la région.

Embarqué à bord de camions militaires, le Commando est transporté jusqu’à Affreville où, après que les quatre blessés ont été pris en compte pour être soignés, il est dissous, les hommes encore disponibles étant répartis dans les réseaux O.A.S. urbains.

Plus à l’est, dans le corps d’armée voisin de Constantine, où les chefs militaires s’étaient un moment déclarés prêts à s’allier à l’O.A.S., Roger Holeindre, un ancien parachutiste chevronné, crée, en décembre 1961, le réseau et le maquis "Bonaparte".

Né le 21 mars 1929 à Corrano en Corse, Roger Holeindre se sent une âme de soldat dès l’âge de quatorze ans : au moment de la Libération, il pénètre par effraction dans un wagon de la Wehrmacht et enlève deux mitrailleuses jumelées qu’il remet aux Francs-tireurs et Partisans (F.T.P.), mouvement appartenant à la Résistance, retranchés dans l’île de la Thomson, à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne).

En 1946, à dix-sept ans, il s’engage pour l’Indochine où il effectue trois séjours, d’abord dans les fusiliers marins, puis dans les parachutistes coloniaux, ratant de peu le saut en parachute sur Diên Biên Phu pour lequel il s’était porté volontaire.

En 1954, de retour d’Extrême-Orient, un temps instructeur à l’école commando de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), il rejoint le 8e régiment de parachutistes coloniaux (R.P.C.) en Algérie et participe, pendant deux ans, dans le Constantinois, aux opérations de maintien de l’ordre au sein d’un commando spécialisé dans les missions d’infiltration, sous déguisement, en zones rebelles.

Deux fois blessé au cours de ses campagnes d’Indochine et d’Algérie, Roger Holeindre est titulaire de la médaille militaire et de deux croix de guerre totalisant cinq citations.

En 1957, blessé au cours d’un combat au corps à corps, il quitte l’Armée et s’installe dans le Constantinois, à Tébessa (cent soixante-dix kilomètres au sud-sud-est de Bône, à proximité de la frontière tunisienne) où, en qualité de chef d’entreprise, il s’investit comme bénévole dans des actions humanitaires, crée un grand mouvement de jeunes et s’intéresse au développement de l’économie locale de la région, actions pour lesquelles il sera récompensé par un témoignage de satisfaction émanant de l’autorité territoriale.

En 1961, refusant l’abandon de l’Algérie, il crée le maquis "Bonaparte"… et sera alors arrêté, puis jugé et condamné.

À sa sortie de prison, Roger Holeindre entreprend une carrière d’écrivain (prix Asie 1980), d’homme politique, de journaliste et de responsable associatif : il sera député à l’Assemblée nationale, conseiller municipal, reporter de Paris-Match, Figaro-Magazine et Magazine-Hebdo. À l’heure où nous écrivons, il est conseiller régional d’Île-de-France, premier vice-président du Front national et président du Cercle national des combattants.

Roger Holeindre retrace ci-dessous les faits qui l’ont conduit, cinquante ans plus tôt, à prendre le maquis (26) :

« En 1957, persuadé que nous étions en train de gagner une guerre militairement mais que nous allions la perdre politiquement, j’éprouve le besoin de m’engager pour l’essor d’une Algérie nouvelle à laquelle je crois.

« La mort dans l’âme, je quitte l’Armée à l’issue d’un long séjour d’hôpital pour blessure grave, cette armée où j’avais passé toute ma jeunesse et où, en Indochine, j’ai vu disparaître deux mille huit cents de mes camarades bérets rouges : je m’ installe dans le Constantinois, à Tébessa, au milieu d’un groupe de seize camarades de régiment qui ont également quitté l’Armée.

« Tous ensemble, nous fondons des entreprises dans différents domaines (agriculture, hôtellerie, restauration, transport, jardinage…) et, suivant le but que nous nous sommes fixé, nous recueillons les petits musulmans qui traînent dans les rues et en faisons des ouvriers qualifiés, des maîtres d’hôtel, des aides-cuisiniers, des jardiniers…, nos affaires ne tournant qu’avec de jeunes musulmans propres, disciplinés, bien payés.

« Simultanément, à côté d’une troupe de scouts, je crée une association dénommée Jeunesses françaises de Tébessa dont les quatre cents jeunes de toutes confessions comprennent, au prorata de la population locale, dix pour cent de chrétiens et d’israélites.

« Et puis le 13 mai 1958 arrive : à Alger comme dans toute l’Algérie, dans la moindre ville, dans le plus petit bled, la population se rassemble aux monuments aux morts pour déposer une gerbe à la mémoire des trois militaires français du contingent fusillés par les fellagas.

« À Tébessa, des centaines de musulmans viennent, malgré l’interdiction du F.L.N., et c’est drapeau en tête, décorations pendantes que, côte à côte, Européens et musulmans, nous nous rendons au monument aux morts de la ville. Chaque jour, la population envoie les couleurs sur la grande place en présence d’une foule innombrable.

« Aidés par l’Armée et ma position de conseiller au plan de Constantine, nous profitons de ce climat de confiance pour faire libérer les prisonniers musulmans qui n’ont pas de sang sur les mains, ouvrir des écoles, relancer l’embauche des hommes et lancer une campagne de propreté et de rénovation des quartiers musulmans.

« En janvier 1961, dès sa naissance, j’adhère à l’O.A.S. et, avec Joël et Michel Winter, mes camarades anciens d’Indochine, nous créons l’O.A.S de Tébessa.

« Puis, confrontés à un climat politique et une situation militaire qui se dégradent, prévoyant les malheurs qui vont s’abattre sur les populations restées fidèles à la France, nous nous engageons à les protéger avec des volontaires qui seront à lever parmi elles et qu’il va falloir armer et encadrer.

« À cet effet nous créons, avec nos amis civils et anciens militaires, un vaste réseau du nom de Bonaparte destiné à assurer leur soutien matériel ; simultanément, nous nous procurons quatre cents armes de récupération auprès d’anciens d’Algérie établis dans le sud-ouest de la France et appartenant à certaines unités de l’Armée.

« En 1961, l’Armée dégarnissant progressivement le bled, les douars autrefois en autodéfense et les supplétifs désarmés tombent sous la menace de la dizaine de fellagas qui avaient échappé à nos troupes et qui se terraient dans la montagne.

« Abandonnant tout ce que je possède, afin de ne pas trahir mes anciens compagnons d’armes et de tenter de les sauver, avec sept volontaires, au cours du deuxième semestre 1961, je forme le premier maquis Bonaparte dans la région de Guelma [à une cinquantaine de kilomètres au sud-sud-ouest de Bône].

« Repérés par les unités de quadrillage, nous sommes encerclés le troisième jour, le 6 décembre, faits prisonniers et enfermés dans la prison de Bône d’où, bénéficiant de complicités extérieures, grâce au réseau Bonaparte, nous nous évadons, en compagnie de douze prisonniers Algérie française, en traversant le tribunal et en sortant par la grande porte qu’une équipe extérieure a forcée aux pieds de biche.

« Avec ce sang neuf, dans la même région, je forme rapidement un deuxième maquis qui, avec de nouveaux renforts, atteint un effectif de quarante hommes composés à parts égales de militaires, de pieds-noirs et de harkis.

« Commence alors pour nous, au prix de marches incessantes, dans un immense territoire abandonné par l’Armée, sans abris ni fermes en état, sous la pluie et la neige, notre travail de maquis consistant en embuscades, en visites de douars et en contrôles routiers.

« Devant changer de secteur, nous recevons l’ordre du colonel Chateau-Jobert, chef de l’O.A.S. du Constantinois, le quatre février 1962, de redescendre dans la vallée et de passer la nuit dans un poste de l’Armée abandonné, une ferme entourée de barbelés.

« Le 6 février au matin, nous sommes encerclés par les soldats d’un régiment mutiné se réclamant de l’Organisation clandestine communiste du contingent et qui, aux cris de La quille !, La quille bordel [sic] !, d’une manière fort inconséquente, tentent de forcer l’entrée de la ferme, leurs armes prêtes à faire feu et leur langage menaçant ne laissant aucun doute sur leurs intentions de chercher l’incident et de nous abattre, ce qu’ils auraient pu tenter de faire sans mal, mes ordres étant de ne tirer en aucun cas sur des soldats français, même si nous étions attaqués.

« C’est d’ailleurs toute l’ambiguïté de cette époque… Par l’endroit où se sont avancés en hurlant La quille! ces révoltés, j’avais en batterie quatre fusils-mitrailleurs, et les soldats expérimentés que nous étions se sont rendus à la lie de l’armée française. Pensez à ce qui serait arrivé si, en nous défendant, nous avions tué ou blessé quelques-uns de ces jeunes gens : la presse se serait déchaînée contre l’O.A.S.

« L’après-midi, le calme revenu, le général Paul Ducourneau, commandant le corps d’armée de Constantine, se pose en hélicoptère près du poste et, au cours d’une conversation animée où il me raille de jouer les boy-scouts, il me somme de me rendre dans les vingt minutes ; sur ma demande, il accepte de laisser partir les harkis et trois pieds-noirs dont les femmes sont hospitalisées. Nous acceptons finalement de sortir… mais en soldats…

« Nous restons donc à trente-deux, toujours armés, et sommes transportés jusqu’à un endroit où des gendarmes mobiles encerclent les camions, s’emparent de nos armes (qui généreront chacune une citation comportant la croix de la Valeur militaire) et nous mènent en prison où nous sommes interrogés par d’autres gendarmes. Là, ayant été séparé de mon groupe, ce qui n’est pas du goût des commandos, l’un d’eux, l’adjudant-chef Pépin Malherbe, un ancien de Diên Biên Phu qui avait camouflé deux grenades défensives, menace de tout faire sauter si je ne suis pas rendu à mes hommes, ce qui sera finalement fait très rapidement.

« Transférés par avion en métropole pieds et mains enchaînés, nous sommes incarcérés à Rouen, puis à la prison de la Santé à Paris où nous sommes jugés : condamné à treize ans de prison, une loi d’amnistie me rendra la liberté au bout de trois ans et demi de détention. »

Plus à l’ouest, dans l’Algérois, en Grande-Kabylie, un commando de chasse formé par la 2e compagnie du 22e bataillon de chasseurs alpins (B.C.A.) fera, sous l’appellation de maquis Lyautey, parler de lui en 1962. Son chef est, depuis septembre 1955, le capitaine Roger Gaston, un officier au passé prestigieux : engagé volontaire en 1938, évadé de guerre, résistant et ancien d’Indochine, il totalise douze titres de guerre (dix citations et deux blessures) et il est officier de la Légion d’honneur.

À la fin de l’année 1961, ce commando de chasse est composé pour moitié de chasseurs du contingent et de harkis parmi lesquels figurent des vétérans de l’armée d’Afrique ayant fait campagne en Italie, en France, en Allemagne et en Indochine, les fils, au sein de la harka, côtoyant les pères, et les neveux les oncles.

En 1962, après six ans de campagne, quand disparaîtra cette unité d’élite qui aura largement contribué à nettoyer la région des trois mille fellagas qui y régnaient en maîtres, elle s’enorgueillira, au prix de vingt-quatre morts et de plus de soixante blessés, d’un bilan de centaines de rebelles mis hors de combat, de cinq médailles militaires et de plus de cent cinquante citations.

En décembre 1961, l’Armée poursuivant son retrait du bled, le désarmement et la dissolution des unités de supplétifs et des douars en autodéfense s’accélèrent et leurs villages sont soumis aux représailles de la cinquantaine de fellagas ayant échappé à l’hécatombe de leurs trois mille camarades. Décidé à ne pas les abandonner et à rester à leur tête pour les encadrer et les défendre, le capitaine Gaston les rejoint dans leurs montagnes et, le 25 février 1962, suivi par un groupe de militaires qui s’engage à ses côtés, il forme le maquis Lyautey qu’il implante dans la région de Bouira, à une centaine de kilomètres au sud-est d’Alger.

Vivant dans l’espoir d’un retournement de situation qui doit sauver l’Algérie, le capitaine Gaston et ses hommes, bien que traqués à la fois par les forces de l’ordre et les fellagas implicitement alliés, pourchassés de cache en cache, hébergés et nourris par la population autochtone, survivent deux mois dans la clandestinité, avant d’être encerclés, le 10 mai 1962, par des forces françaises auxquelles ils se rendent sans résistance.

Rentrés chez eux, tous les harkis connaîtront, entre le 1er juin et le 1er août 1962, d’interminables tourments et supplices dont seule la mort à laquelle ils aspirent les délivrera.

Pendant ce temps à Alger, dans la nuit du 27 au 28 mars 1962, en application de plans établis à l’avance, le colonel Jean Gardes est chargé d’organiser une zone de défense dans l’Ouarsenis.

Contrairement à Jean-Jacques Susini, le chef civil de l’O.A.S., les militaires de l’armée secrète sont optimistes : ils disposent d’une troupe armée de quatre-vingts hommes et leur objectif est de se joindre aux harkis et aux milliers de fidèles du bachaga Boualam ; sur place, ils attendent le renfort d’un millier d’anciens membres des unités territoriales (U.T.) et le ralliement de plusieurs régiments de l’Armée.

L’opération commence bien, le Commando effectuant un premier déplacement en train jusqu’à un point de débarquement où il est rejoint par quelques poignées de volontaires venus des environs ; attendu par des camions dans lesquels il embarque, il entame alors son mouvement en direction du domaine du bachaga Boualam, escorté par deux blindés légers mis à sa disposition par un officier sympathisant, ce qui lui permet de franchir sans encombre les barrages établis par l’Armée à l’entrée et à la sortie des agglomérations.

En fin de journée, les maquisards ont une première déception : les mille anciens membres des U.T. qui devaient se joindre à eux ne sont pas au rendez-vous.

Arrivés à destination, une deuxième déception les attend : bien au fait de la situation politico-militaire, le bachaga Boualam a compris que le combat pour l’Algérie française est perdu et il dépose les armes ; se sachant condamné à l’extermination avec les siens, son unique souci est désormais de regagner la France au plus vite, avec le maximum de ses fidèles ; contre sa volonté, un de ses fils rejoint le commando O.A.S. avec sa harka.

Décidé à persévérer, le commando du colonel Gardes prend alors le maquis et remporte un rapide succès en s’emparant de trois postes militaires dont les occupants se rendent sans résistance, ceux ne désirant pas se rallier à l’O.A.S. rejoignant leur corps librement.

Alors que le bachaga Boualam est reçu à Alger par les plus hautes instances civiles et militaires pour négocier son rapatriement et celui de ses fidèles qui sont plusieurs milliers, il est interrogé par des journalistes auxquels il déclare ceci (27) :

« Si l’affaire avait marché, j’aurais marché moi aussi. […]

« Mais j’ai tout de suite vu que l’affaire était impossible. Il aurait fallu des caches, des vivres et, surtout, attendre que cela se déclenche ailleurs. […]

« Quand j’ai vu que cela était mal engagé, je suis monté jusqu’au poste militaire occupé par l’O.A.S. J’y ai trouvé Gardes. Un officier sensationnel, un tacticien remarquable, mais qui s’est lancé là-dedans comme un gosse. Je suis français. Je ne voulais pas que les soldats français du poste tirent sur des Français et que l’O.A.S. tire à son tour sur les appelés du contingent. Gardes ne le voulait pas non plus. Cela il faut le dire quelles que soient vos opinions. C’est très important ! »

Pour le colonel Gardes, les succès s’arrêtent avec la prise des trois postes : les renforts des trois régiments attendus font défection et, se trouvant en revanche confronté à la machine de guerre des forces de l’ordre, il rompt son dispositif après avoir essuyé un mitraillage de T. 6 et échappé à une tentative d’encerclement des blindés de la gendarmerie mobile.

Selon Georges Fleury (28) , sa troupe est de surcroît « Menacée […] par les katibas de l’A.L.N. qui se sont étoffées depuis le cessez-le-feu et ont été ravitaillées et dotées de quelques camions par l’armée française ».

Les jours suivants, le Commando erre dans la montagne par petits groupes, quarante des siens ayant déjà été faits prisonniers ; il cesse d’exister le 6 avril 1962 alors que sa colonne est surprise au fond d’une vallée et que, sans avoir reçu les sommations réglementaires, elle est la cible d’un feu nourri des forces de l’ordre auquel, conformément aux instructions de leur chef, les maquisard, disciplinés, ne répondent pas.

Leur chef est le capitaine Pierre Montagnon, un ancien du 2e régiment étranger de parachutistes (R.É.P.) qui, excluant formellement que des Français tirent sur des Français, se dresse au milieu de la mitraille et, sur un ton péremptoire, ordonne à ses assaillants – qui obtempèrent sur le champ – de cesser le feu. Le calme revenu, le Capitaine rassemble ses hommes et fait sa reddition. Blessé, un maquisard qui refuse de se rendre réussit à prendre la fuite ; il disparaîtra sans laisser de traces.

La liste des maquis O.A.S. cités ci-dessus n’est pas exhaustive, de nombreuses tentatives d’implantation, à terme toutes éphémères et malheureuses (commando Voltaire ; maquis de Médéa… ) ayant été tentées dans toute l’Algérie, tant par l’état-major O.A.S. militaire que, spontanément, par des officiers du bled.

VIII – Conclusion d’un accord O.A.S.-F.L.N. et autodissolution de l’O.A.S.

Dès 1961, Jean-Jacques Susini, le numéro un civil de l’O.A.S., tire les conséquences de la situation politico-militaire et il pressent les malheurs qui vont s’abattre sur l’Algérie. Son mouvement est représentatif d’une communauté qui constitue les forces vives du pays et qui seule, la paix revenue, est en mesure de lui préserver la prospérité. Croyant en la possibilité d’une Algérie indépendante multiconfessionnelle qui conserverait sa place dans le camp occidental, il se rallie à l’indépendance et ouvre la porte aux négociations avec le F.L.N. de l’intérieur.

Principalement du fait de l’antagonisme historique des Arabes et des Berbères, le F.L.N. est profondément divisé : les forces de l’intérieur, qui sont dominées par le clan kabyle, ont à faire face aux intégristes de l’extérieur, aux tenants d’un panarabisme à la Nasser farouchement opposés à une Algérie multiconfessionnelle et aux droits des minorités.

Le chef de file de cette fraction extrémiste est Ahmed Ben Bella (chef du bureau politique du G.P.R.A.), étoile montante du F.L.N. de l’extérieur depuis sa récente libération, en mai 1962, des prisons françaises (château d’Aulnoye) ; Ben Bella est soutenu par Ferhat Abbas (ancien président du G.P.R.A.), par Ben Khedda Benyoucef (président du G.P.R.A.) et par Houari Boumediene (chef d’état-major général de l’A.L.N.).

Outre le fait qu’Alger est la première ville berbère d’Algérie, le clan kabyle est en position de force dans le pays : sur le plan militaire, il a la main sur la zone autonome d’Alger et la puissante wilaya III kabyle ; il a également autorité sur la wilaya IV, dont une partie des troupes est berbère ; constituant quatre-vingts pour cent du potentiel F.L.N. de l’intérieur et ayant supporté le poids principal de la guerre, il se considère comme l’artisan de « la victoire » – qu’il ne veut à aucun prix se faire voler par les arabisants, les intégristes et les nassériens de l’extérieur.

Les chefs de file du clan intérieur kabyle sont Abderrahmane Fares (président de l’exécutif provisoire), Chawki Mostefaï (membre F.L.N. de l’exécutif provisoire et représentant du G.P.R.A.) et Krim Belkacem (ministre des Forces armées du G.P.R.A.).

Préalablement à ces négociations O.A.S.-F.L.N., des contacts préliminaires (sans suite) avaient été établis, en octobre 1961, entre le général Salan (chef militaire de l’O.A.S.) et Jacques Chevallier (ancien maire libéral d’Alger). Fin 1961 et début 1962, mais toujours sans succès, Susini avait tenté une première ouverture en direction du F.L.N. de l’intérieur ; il tenta également, encore sans succès, d’intéresser à ses projets des officiers autochtones ainsi que des unités autochtones de l’Armée.

En mai 1962, l’O.A.S. est acculée à un combat de survie et l’Algérie commence à se vider de ses Français auxquels se joignent les autochtones francophiles qui réussissent à fuir vers la France ; le général Jouhaud a été arrêté en mars, le général Salan et Degueldre en avril ; le 11 mai, le préfet de police d’Alger, Vitalis Cros, un adversaire inconditionnel de l’O.A.S. et des tenants de l’Algérie française, informe sa hiérarchie que l’armée secrète est détruite à soixante-dix pour cent et que les conditions d’une négociation en vue d’un arrêt des combats sont favorables.

Cette situation décide Susini à agir et, jetant toutes ses forces dans la balance, il fait appel à Abderrahmane Fares (président de l’exécutif provisoire) qui, répondant favorablement à son initiative, le 18 mai 1962, organise une réunion à laquelle il convie les dissidents messalistes ; les négociations menées par les trois parties aboutissent à la conclusion d’un « protocole d’accord O.A.S.-F.L.N. » qui, entérinant les droits de la minorité européenne, assure à cette dernière, dans l’Algérie de demain, une représentation à tous les niveaux et un droit de veto contre toute atteinte à l’exercice de ces droits.

À Paris, les négociations sont suivies de près, tout spécialement par monsieur Bernard Tricot, conseiller spécial du général de Gaulle pour les affaires algériennes, lequel se rendra à plusieurs reprises à Alger pour suivre, sur place, l’évolution de la situation.

Le 26 mai 1962, reprenant les négociations à son compte, Jacques Chevallier rencontre Christian Fouchet (haut-commissaire de la République en Algérie) ; puis, le 29, il rencontre Mostefaï qui, cédant cependant aux pressions du G.P.R.A., crée une impasse en déclarant publiquement que le F.L.N. ne reconnaît pas l’O.A.S. comme interlocuteur.

Plus que jamais décidé à relancer la dynamique de la paix, Susini tente alors, sur les bases des accords d’Évian, de renouer le dialogue : donnant des gages à ses interlocuteurs, il ordonne un cessez-le-feu et, le 31 mai, les armes de l’O.A.S. se taisent une première fois.

La multiplicité des arrestations dans les milieux civil et militaire a créé de véritables brèches dans les rangs de l’O.A.S. et, le 4 juin 1962, alors que Ben Khedda (président du G.P.R.A.) se prononce clairement contre toutes négociations avec l’O.A.S., de sa cellule de condamné à mort, le général Jouhaud appelle à l’arrêt des combats (le général Salan fera de même le 18). L’armée secrète sait que la partie est désormais perdue pour elle sur le plan militaire, mais que, sur le plan politique, culturel et technique, son potentiel est intact ; afin de faire pression sur Mostefaï qui refuse la main tendue, Susini rompt la trêve et les attentats de l’O.A.S. reprennent le 6 juin.

De cette politique du pire, qui a pour effet d’accentuer les dissensions au sein du F.L.N., renaît l’espoir : court-circuitant Ben Khedda et le G.P.R.A., le clan kabyle décide alors de passer à l’action et, s’exprimant au nom des populations algériennes avec lesquelles Belkacem se tient en contact permanent, Mostefaï rencontre Susini puis, reconnaissant publiquement l’O.A.S., il approuve le protocole d’accord qu’il commente à la radio et à la télévision ; il est relayé par l’O.A.S. qui, de son côté, fait de même au cours d’une émission pirate à la télévision. En application de cet accord qui est confirmé par Chevallier et Fares, les armes de l’O.A.S. se taisent – pour toujours – le 17 juin 1962.

Ce pacte O.A.S-F.L.N. assurant la survie de l’économie du pays, l’Algérie française n’est donc pas tout à fait morte, sous réserve que, dans le cadre de l’instauration et du maintien de la paix, le gouvernement français qui, avec les barrages marocain et tunisien, tient un moyen de pression considérable sur les deux camps, entérine l’Accord et approuve la clause d’interdiction temporaire du territoire algérien aux troupes de l’A.L.N. de l’extérieur ; en effet, le temps manquant au clan kabyle pour reconstituer des forces équivalentes à celles de l’armée des frontières, un affrontement entre les deux antagonistes est inévitable si le verrouillage des frontières n’est pas maintenu.

Mais la réponse de Paris étant « non », le pacte O.A.S.-F.L.N. vole en éclats et, la partie étant définitivement perdue pour l’armée secrète, ses commandos, en accord avec les autorités françaises et le F.L.N. de l’intérieur, quittent l’Algérie, sans délai et sans retour, pour la France ou l’Espagne.

Après la levée des barrages et l’ouverture des frontières, le pouvoir sera remis au G.P.R.A. le 2 juillet 1962, les katibas de l’extérieur envahiront l’Algérie le 6 juillet et, dans un sanglant face-à-face, élimineront les forces et l’influence du F.L.N. de l’intérieur, ce qui se soldera par le massacre de trois mille fellagas.

Selon Georges Fleury (29), lors du procès du général Salan en mai 1962, l’ancien député d’Alger, Robert Abdessalam, révèle qu’il avait eu des contacts, dès le mois d’octobre 1961, avec l’O.A.S. et le F.L.N. ; le but de cette rencontre était, dit-il, d’organiser une table ronde entre les responsables de ces organisations sur ce programme qui, approuvé par le général Salan et appuyé par les wilayas, était réaliste ; cependant, ajoute-t-il, nous nous sommes heurtés à une quantité de difficultés qui n’étaient pas internes à l’Algérie, mais qui provenaient des autorités françaises et de la métropole.

Le Député affirme que le Gouvernement, avec lequel il entretenait des rapports en cette période de tractations secrètes, savait qu’il avait obtenu l’accord de plusieurs responsables du F.L.N. et de l’O.A.S. ; il précise : « On n’ignorait pas en haut lieu que cette solution était jouable. Mais encore fallait-il couper les ponts d’un autre côté [avec le G.P.R.A.][…] J’en ai rendu compte et le Premier ministre [Michel Debré, puis Georges Pompidou à partir du 14 avril 1962] a suivi l’évolution de mes tentatives jusqu’aux accords d’Evian ».

IX – Les massacres du 5 juillet 1962 à Oran

En décembre 1962, à l’école d’application de l’infanterie (É.A.I.) de Saint-Maixent (Deux-Sèvres) que j’avais intégrée en rentrant d’Algérie, j’apprends l’existence de cette tragédie de la bouche d’un camarade, le lieutenant Jean Valentie qui, m’indiquant qu’étant ce jour-là de passage à Oran, du balcon du mess de garnison, assiste à une partie de la scène en compagnie d’autres officiers ; il précise qu’il n’est pas témoin des massacres qui vont se perpétrer, mais d’une des rafles préliminaires au cours de laquelle des Français et quelques autochtones (des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards) sont appréhendés puis, les mains en l’air, emmenés vers une destination inconnue. Il avoue, pour ne pas être intervenu, être pris de remords (difficiles à surmonter) aujourd’hui.

Selon l’étude menée par Jean Monneret (30), les causes de ce drame sont à imputer, pour une large part, aux mesures contradictoires prises par le Gouvernement avant et pendant la tragédie. En Algérie en effet, au cours de la période qui suit le cessez-le-feu, les autorités civiles et militaires lancent une campagne destinée à rassurer les populations françaises sur le sort qui les attend après la sécession.

Dans tout le pays, les administrations multiplient les messages d’apaisement : Christian Fouchet, haut-commissaire du Gouvernement, donnant lui-même le ton, les Européens sont assurés qu’ils ne courent aucun danger, que le F.L.N. ne commettra aucun massacre et que leurs droits seront préservés ; il leur est demandé de faire confiance aux accords d’Évian et aux garanties qu’ils contiennent.

Les supports de ces messages sont multiples : émissions radio, déclarations officielles, distributions de tracts, campagnes d’affichage, appels par camions haut-parleurs militaires… Une affiche indique que les Français d’Algérie bénéficieront d’un statut particulier si, après un délai de réflexion de trois ans, ils n’ont pas choisi la nationalité algérienne.

Même le général Joseph Katz, commandant le corps d’armée d’Oran, qui exécutera à la lettre les directives contradictoires qu’il recevra de Paris le 5 juillet, lance des appels au calme dont voici un spécimen (31) :

« Il n’y a aucun fondement dans les rumeurs selon lesquelles l’Armée française abandonnerait Oran aux nationalistes musulmans au lendemain du scrutin d’autodétermination. »

À l’opposé de ces recommandations, lors du conseil des ministres du 24 mai 1962, le général de Gaulle donne personnellement les instructions suivantes à son gouvernement (32) :

« La France ne doit plus avoir aucune responsabilité dans le maintien de l’ordre après l’autodétermination… Si les gens s’entremassacrent, ce sera l’affaire des nouvelles autorités. »

En application de cette directive, selon l’étude de ce même auteur (33), les autorités militaires, au premier jour de la sécession, consignent les troupes dans leurs cantonnements ; ces dernières reçoivent l’ordre de n’intervenir qu’en cas de légitime défense et d’assistance à personne en danger, ce qui les habilite à intervenir, au mieux, aux abords immédiats des entrées et des sorties de leurs cantonnements.

En Algérie, le référendum sur l’autodétermination des Algériens a lieu le 1er juillet 1962 et la France, entérinant les résultats favorables à l’indépendance le lendemain, le pays est indépendant à partir du 2 juillet.

À son arrivée à Alger le 3 juillet, le gouvernement issu du G.P.R.A. choisit le 5 juillet, date anniversaire de la prise d’Alger par les troupes françaises en 1830, pour célébrer la sécession ; il prévoit de grandes manifestations dans toute l’Algérie. À cette date, cent mille Français résident encore à Oran où, vers onze heures, une foule composée de civils autochtones, encadrée par des membres de l’A.L.N. et des A.T.O., envahit la ville européenne ; des services d’ordre français et algérien, aucun n'est présent.

Vers onze heures trente, la foule s’échauffe et une fusillade éclate ; c’est le signal du début des massacres qui vont se perpétrer jusqu’à la tombée de la nuit : des gens sont lynchés, enlevés, égorgés, décapités… Les tueries ne visent pas seulement les Français, mais également les autochtones francophiles et ceux qui, au cours de cette journée, sont surpris en train de protéger ou de cacher des Français.

Claude Milhe-Poutingon, lieutenant pilote de T. 6 à l’époque, vétéran de Saïda (qui a fréquemment travaillé avec le commando "Georges”), rapporte ce qui suit (34) : circulant ce jour-là dans Oran en voiture et en tenue militaire, il est arrêté par la foule et, comme plusieurs de ses camarades, fait prisonnier et entraîné vers une destination inconnue ; sur intervention de gendarmes de l’A.L.N., tous seront relâchés et ramenés à leur voiture.

Le nombre exact des victimes de cette journée n’est pas connu ; selon les différentes sources, il varie de la centaine à trois mille. Là encore, il est sage de laisser aux historiens le temps d’établir la vérité, si tant est qu’ils le puissent un jour ; actuellement, leurs travaux permettent de penser que ce chiffre sera d’au moins plusieurs centaines.

Ces débordements sont à imputer, pour une large part, à l’absence de service d’ordre, tant algérien que français. Il apparaît que des initiatives de bonne volonté se manifesteront en début d’après-midi de la part de la police, des A.T.O. et de l’A.L.N., mais elles auront peu d’effet, ces forces étant divisées et inorganisées.

L’armée française, à l’intérieur de ses cantonnements, a les mains liées par les consignes qu’elle a reçues. Par les détachements stationnés en ville, les aéronefs (pipers, hélicoptères) qui la survolent et diverses sources émanant de témoins, l’état-major du Corps d’armée et le Gouvernement sont informés en direct de la situation, mais Paris confirme ses instructions et ordonne de laisser le maintien de l’ordre aux mains des nouvelles autorités.

Les interventions autorisées, qui se résumeront, en fin de journée, à une présence statique et tardive de la gendarmerie mobile autour d’un bâtiment et à quelques sorties aux abords de cantonnements dans le cadre d’assistance à personne en danger, ne permettront de sauver que quelques vies humaines.

Les actions les plus spectaculaires, qui permettront de sauver des centaines de vies humaines, seront accomplies, à l’encontre des consignes reçues, dans le centre de la ville, aux risques et périls de leurs décideurs ; elles sont au nombre de cinq, dont une à la gare centrale avec ouverture offensive du feu et une à la préfecture ; cette dernière sera l’œuvre du capitaine Rabah Khellif, et voici le récit qu’il en fait (35) :

« Lorsque, le 5 juillet, des renseignements alarmants me parviennent d’Oran, je demande aussitôt à mon colonel d’intervenir. Ecoutez, mon garçon : nous avons les mêmes renseignements que vous. C’est affreux. Faites selon votre conscience, quant à moi, je ne vous ai rien dit. En clair, je n’étais pas couvert. J’embarque l’équivalent de quelques sections dans les camions dont je pouvais disposer et je fonce, sans ordre, sur Oran. J’arrive à la préfecture. Il y avait là une section de l’ALN, des camions de l’ALN et des colonnes de femmes, d’enfants et de vieillards dont je ne voyais pas le bout. Plusieurs centaines, en colonne par trois ou quatre, qui attendaient là avant d’être emmenés pour se faire zigouiller. »

Le capitaine Khellif, qui sera sauvé par ses hommes d’une mort par lynchage alors qu’il s’était momentanément éloigné d’eux pour parlementer avec des meneurs du F.L.N., explique comment, manu militari, il libère tous ces gens puis il poursuit :

« Je reverrai toujours cette scène hallucinante de femmes, d’enfants et de vieillards qui pleuraient, poussaient des cris hystériques, courant, tombant les uns sur les autres…

« (…) Puis, j’ai installé des patrouilles sur les axes routiers qui menaient au port ou à l’aéroport, car j’avais appris qu’on arrêtait les gens qui fuyaient, qu’ils soient musulmans ou européens d’ailleurs. C’était la population ou des gens armés ne faisant même pas partie de l’ALN qui les arrêtaient, les volaient, les tuaient. J’ai donc mis des contrôles pour éviter cela et je les arrachais, littéralement, aux mains de la population. Au risque de ma vie, souvent.

« J’ai fait cela en ayant le sentiment de ne faire que mon devoir. »

Cette journée de tueries semble avoir pour objectif de faire disparaître, non seulement la présence, mais également l’influence française, les victimes autochtones, dont le nombre est inconnu, étant en premier lieu des personnes connues pour leurs sentiments francophiles. Il est important de souligner que sans l’aide spontanée d’une partie de la population autochtone, le nombre des victimes françaises aurait été beaucoup plus important ; la veille déjà et le matin même de cette journée, nombre d’autochtones conseillaient la prudence aux Français, ce qui permet de mettre un doute sur la spontanéité des désordres.

Qui sont ces autochtones qui portent secours à des Français pris au piège ? Ce sont des voisins, de simples connaissances, des camarades d’école, des amis d’enfance, des subordonnés, des ouvriers ou de simples passants ; ils avertissent, cachent, transportent en lieu sûr… Certains paieront de leur vie ce geste humanitaire. Nombreux sont aussi les djounoud de l’A.L.N. et les A.T.O. qui, contrairement à certains de leurs camarades, s’interposeront pour libérer des personnes appréhendées.

Du fait de son ignorance des réalités, la majorité de l’opinion publique française impute la responsabilité des massacres à l’O.A.S. qu’elle accuse d’avoir ouvert le feu sur une foule autochtone pacifique, ce qui aurait déclenché des représailles en retour, cette version des faits étant partagée jusqu’en haut lieu.

Citons, à titre d’exemple, un ancien ministre qui, au cours d’un débat télévisé sur l’Algérie (en présence d’une délégation algérienne fort vindicative), à propos des massacres du 5 juillet 1962, répondra à l’animateur qui le questionne sur les origines de ce drame « Il y avait l’O.A.S… ».

Cette version des événements n’est pas crédible pour trois raisons :

– Le 5 juillet 1962 à Oran, l’indépendance est un fait acquis, et nul ne serait assez insensé pour commettre un acte aussi gratuit ; par ailleurs, comme il l'a été indiqué ci-dessus au paragraphe VIII, à la suite de l’accord conclu, le 17 juin 1962, entre l'O.A.S., les autorités françaises et le F.L.N., l’O.A.S. a cessé d’exister et ses commandos ont quitté le pays.

– Après avoir joué les apprentis sorciers, le F.L.N. se rend compte qu’il est pris à son propre piège, l’ampleur des désordres discréditant le nouvel État algérien sur lequel le monde entier a les yeux fixés et le chef F.L.N. d’Oran, Si Bakhti, voulant démontrer l’honorabilité de son parti, mène une enquête en personne et fait arrêter trois cents coreligionnaires « Responsables des exactions du 5 juillet 1962 » ; sur son ordre, six d’entre eux seraient passés par les armes, ce qui, selon Jean Monneret (36), « Est vraisemblable » mais « Pas confirmé ».

– Fait non moins capital, un démenti aux accusations de culpabilité de l’O.A.S. est apporté par le F.L.N. lui-même qui, à aucun moment, ne fera mention d’une quelconque implication de l’O.A.S. dans ces événements.

X – Victoire des intégristes

La deuxième guerre civile algéro-algérienne (la première a duré de 1954 à 1962) éclate au cours de l’été 1962 ; les adversaires qui s’affrontent sont d’une part les forces F.L.N. de l’intérieur et, d’autre part, l’armée des frontières du colonel Houari Boumediene (chef d’état-major général de l’A.L.N.) ; au niveau du G.P.R.A., les opérations sont menées par Ahmed Ben Bella (chef du bureau politique).

La lutte est inégale : les katibas de l’intérieur ont l’avantage des troupes aguerries, mais elles ont été décimées par l’armée française et elles ont affaire à un adversaire organisé, supérieur en nombre et équipé en moyens logistiques ; leur combat est celui de l’homme contre la masse et le matériel.

De durs affrontements, qui font de nombreuses victimes, jalonnent la marche sanglante de l’armée des frontières vers le pouvoir ; la prise d’Alger, par Boumediene, marque temporairement l’arrêt des hostilités ; temporairement, la lutte allant se poursuivre, sous la forme d’actions de guérilla, pendant des décennies. Voici ce que Rémy Madoui rapporte sur ces affrontements (37) :

« Au moment de l’indépendance, en juillet 1962, l’armée des frontières, commandée par Haouri Boumediene, défia le GPRA, le gouvernement provisoire légal de l’Algérie, et marcha sur Alger. Les maquisards tentèrent de l’arrêter et de s’opposer au coup d’État. Cette confrontation se solda par le massacre d’environ 3 000 [trois mille] révolutionnaires. »

XI – Les victimes autochtones

L’historien Jean Monneret décrit le climat dans lequel les autochtones, sur l’ensemble de l’Algérie, sont touchés par les enlèvements et les assassinats (38) :

« Pour que les Accords d’Évian paraissent s’appliquer, pour qu’ils paraissent efficaces, il fallait que les harkis restent en Algérie, à l’exception d’une minorité dont on souhaitait qu’elle fût réduite. Comme l’a écrit Nicolas d’Andoque (39) [ancien officier S.A.S] : Leur arrivée [des supplétifs] en Métropole n’aurai-t-elle pas été la preuve visible et formelle de l’échec d’une politique ? (page 162). Aussi longtemps qu’il le put, Louis Joxe [ministre d’État chargé des Affaires algériennes] essaya de préserver, aux Conseils des Ministres, la fiction que l’esprit d’Évian perdurait et que le F.L.N. jouait le jeu. »

Ces traitements ne visent pas seulement les supplétifs et ceux qui ont combattu aux côtés de la France, mais également tous ceux qui, à l’exemple des élus, sont taxés de francophilie ; à toutes ces victimes s’ajoutent celles des ennemis intérieurs du F.L.N., au premier rang desquels se placent les messalistes qui, avec leurs maquis, sont organisés en zones de résistance.

L’historien militaire Maurice Faivre précise ce qui suit (40) :

« Les représailles contre les harkis en 1962 se sont accompagnées de supplices où il s’agissait de faire mourir deux fois les victimes. »

En effet, aux enlèvements, aux règlements de comptes et aux massacres collectifs, s’ajoutent les lynchages, les quarantaines, les internements en camp, les emprisonnements, les travaux forcés, le déminage aux frontières, l’embrigadement de force dans les unités engagées dans la guerre contre le Maroc et enfin une mort lente par mauvais traitements.

Comptant dix-sept membres de sa famille (dont un de ses fils) assassinés par les rebelles, le bachaga Boualam, comme beaucoup d’autres, paye un lourd tribut pour sa fidélité à la France ; sur le sort réservé à ses nombreux fidèles, il s’exprime en ces termes (41) :

« Sur les quinze mille personnes de mon douar, j’ai pu en faire ramener, en me démenant, un millier environ. Les autres sont là-bas ou ne sont plus.

« Tous les jours, je reçois des nouvelles, des affreuses nouvelles. Les malheureuses populations qui m’étaient fidèles et qui étaient fidèles à la France sont persécutées, sans doute par des bandes incontrôlées, massacrées, égorgées. Je viens de recevoir la lettre d’un jeune officier du contingent. Il m’écrit parce qu’il est à bout.

« Il m’écrit parce qu’il a honte de ce qu’il voit.

« Chaque jour, ce sont des tueries sans nom, les gens de votre douar sont égorgés, brûlés vif. »

Le nombre exact des victimes est difficile à évaluer, les désordres s’étalant, dans toute l’Algérie, sur plus d’un an et les sévices prenant, selon les époques et les endroits, les formes les plus diverses ; pour ce qui est des seuls supplétifs, le nombre des disparus et des morts varie, selon les sources, de quelques milliers à cent cinquante mille ; là encore, il est sage de s’en remettre aux historiens qui, avec le temps nous l’espérons, établiront la vérité.

Il n’est pas rare de lire ou d’entendre dire, dans notre pays, que l’abandon des supplétifs était justifié par le fait qu’ils auraient eu partie liée avec le F.L.N., ce qui les aurait mis à l’abri des représailles ; ils sont notamment accusés d’avoir joué le double jeu, voire le jeu de l’ennemi ; au vu des traitements et des massacres dont ils ont été l’objet, il est clair que cette thèse n’est pas crédible.

Ces accusations reposent sur le fait que les autochtones sous les drapeaux, les réguliers et les supplétifs, se sont trouvés, dans certaines circonstances, dans l’obligation d’acquitter « l’impôt révolutionnaire » ; ce phénomène a plus particulièrement existé en 1956 et à partir de 1960, aux moments où la politique algérienne de la France était la plus floue ; il résultait des menaces qu’exerçait l’Organisation politico-administrative (O.P.A.), partout où elle renaissait, sur les personnes et les biens des populations.

Il est important de souligner que ces pratiques n’ont nullement entamé la loyauté de ces soldats, pas plus qu’elles ne les ont empêchés d’accomplir leur devoir et leurs missions opérationnelles ; pourquoi ? parce que, dans les rangs du F.L.N., cette situation équivoque était non seulement tolérée, mais encore voulue par les chefs rebelles et les membres de l’O.P.A. eux-mêmes qui, corrompus, trouvaient en elle le moyen de s’enrichir personnellement ; comme disaient Youssef et Smaïn du commando “Georges” : « La guerre leur rapporte et ils n’ont pas envie qu’elle se termine ».

Il est à noter que le commando “Georges”, tant que l’ordre régnera, c’est-à-dire avant l’instauration de la trêve* unilatérale (20 mai au 12 août 1961) et la proclamation du cessez-le-feu (19 mars 1962), ne connaîtra pas ce genre de problèmes, leurs hommes et leurs familles étant regroupés sur des sites protégés ; par ailleurs, Youssef aura largement contribué à éradiquer cette menace dans leur secteur.

Il en sera de même pour la harka dont j’avais pris le commandement, lors de ma mutation précipitée dans le Constantinois, à la tête d'une Compagnie de combat isolée, pour échaper à l'arrestation, à la suite de ma participation, sur ordre de mon chef, à l'O.A.S. Harka que je sauverai du massacre en contrevenant aux ordres reçus.

Au commando “Georges” toutefois, ces problèmes apparaîtront (inévitablement) à partir de la période trouble citée ci-dessus : Mohammedi notamment, le religieux, le philosophe, le vétéran bardé de décorations, mon fidèle Mohammedi, pris dans ce contexte, procédera à des collectes de fonds au profit de l’O.P.A. (d’autres organiseront des collectes de munitions) ; serait-il allé jusqu’à, sur ordre, trancher la gorge de ses chefs ? qui sait : à côté du poids de la terreur, les mots « Malheur au vaincu » ne sont pas une notion vide de sens en terre d’islam.

Il est également reproché aux supplétifs d’avoir été nombreux à déserter, ce qui démontrerait leur manque de loyauté. Ces reproches ne résistent pas à une analyse lucide de la situation du moment, les désertions s’étant produites essentiellement après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, certains supplétifs ayant réalisé qu’ils étaient abandonnés et livrés à eux-mêmes ; le nombre de ces déserteurs est évalué à environ dix mille et il est surprenant que ce chiffre n’ait pas été plus important, phénomène que le bachaga Boualam analyse en ces termes (42) :

« Ils étaient deux cent mille […] Venus se ranger aux côtés de l’armée française et quelques millions à y croire jusqu’à la minute atroce où le miracle ne s’étant pas produit, ils se sont vus abandonnés.

« Les désertions de soldats musulmans, de harkis, ne furent jamais si nombreuses [après le cessez-le-feu]. Je ne leur en veux pas, les pauvres. Ils avaient cru, avaient été trompés, ils ont essayé de se dédouaner aux yeux du F.L.N. en partant avec armes et bagages. »

Après le départ de plus d’un million d’Algériens de toutes confessions ayant fui le cessez-le-feu et la sécession, ceux qui restèrent en Algérie durent faire face à la misère, à l’intolérance, à la corruption, à la guerre civile, aux massacres par les groupes intégristes de tous bords et, pour de nombreuses décennies, à la dictature d’un régime totalitaire utilisant la torture et l’assassinat comme moyen d’élimination de ses adversaires politiques.

Après l’élimination des chrétiens, des juifs, des autochtones francophiles et des supplétifs, écrit Rémy Madoui (43), viendra le tour des « Traîtres », des « Néocolonialistes », des « Nouveaux traîtres appartenant au parti de la France », des « Fanatiques islamistes obscurantistes, terroristes à la solde d’Al-Qaïda », des « Kabyles athées et sécessionnistes à la solde de la France… ».

Dans l’état actuel des connaissances des historiens, il n’est pas possible d’établir un bilan précis des victimes autochtones du F.L.N. ; sans se prononcer sur les trente années qui ont suivi l’indépendance de l’Algérie, Rémy Madoui (44) estime le nombre des morts (à l’extérieur comme à l’intérieur des rangs du F.L.N.) à plus de sept cent cinquante mille pour la période de 1954 à 1962 et à plus de cent cinquante mille pour celle de 1993 à 2003. Un bilan terrifiant à méditer.

XII – L’armée française brisée

En mai 1962, au cours du procès du général Salan, le général d’armée Jean-Étienne Valluy, ancien commandant en chef en Indochine (1946-1947) et ancien commandant de la zone Centre-Europe de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (O.T.A.N.) (1956-1957), déclare ceci au sujet de l’armée française :

« Les éléments les meilleurs sont au bord du désespoir, peut-être de la révolte, certainement du mépris. »

Quand le général Valluy parle des « Eléments les meilleurs », il touche au cœur du mal qui frappe l’Armée : c’est en effet dans son élite, morale et intellectuelle, que l’Armée est frappée ; dans les hautes sphères comme dans les corps de troupe, l’Armée voit partir les meilleurs, compagnons de la Libération et anciens résistants en tête : des généraux au sommet de la gloire, des cerveaux appelés aux plus hautes responsabilités, des cadres et des soldats à la conduite irréprochable ; de gré ou de force, ils quittent ses rangs par milliers.

Qui sont ces Soldats perdus ? Ni des factieux ni des révolutionnaires, mais des hommes comme tout le monde, des pères de famille qui, en arrivant en Algérie, appliquent les directives du commandement et qui, s’engageant dans la lutte contre le terrorisme aux côtés des populations, se trouveront pris dans le terrible, et pour certains inexorable, engrenage du cessez-le-feu et de la sécession.

Le climat de suspicion perdure au-delà de juillet 1962 et de la sécession de l’Algérie : c’est en effet l’époque des grands procès, du maintien en détention des chefs emblématiques de l’Algérie française et des exécutions capitales des membres de l’O.A.S. condamnés à mort : l’ingénieur militaire (lieutenant-colonel) Jean-Marie Bastien-Thiry, le lieutenant Roger Degueldre, le sergent Albert Dovecar et le légionnaire Claude Piegts, tous trois anciens du 1er régiment étranger de parachutistes (R.É.P.).

Lexique

־ A.T.O. -- auxiliaire temporaire occasionnel – Un corps de police autochtone composé de plusieurs milliers d’A.T.O. est, conjointement avec la force* locale, mis à la disposition de l’exécutif* provisoire. Sur le plan logistique, cet organisme est soutenu par les services français qui l’équipent et l’approvisionnent en fonds, armes, matériel, munitions, carburants… Étant toutefois, dès sa formation, pris en main par les réseaux F.L.N. locaux qui en sélectionnent et désignent tous les membres, tout au long de sa brève existence, il échappera à l’autorité de l’exécutif provisoire.

Habilitée à intervenir dans les quartiers européens, cette « police » jouera, en liaison avec nos propres forces, un rôle actif dans la lutte contre l’O.A.S. et les partisans de l’Algérie française. Son action sera cependant entachée de nombreux actes relevant du terrorisme : enlèvements, assassinats, mitraillages en pleine rue de passants et de voitures, ouverture du feu sur les forces de l’ordre avec mort d’un officier, vols, pillages… Cette conduite lui vaudra, avant même la sécession, d’être désarmée par les autorités françaises.

־ barrage(s) – Conçus non comme des obstacles infranchissables mais comme des filtres destinés à signaler, d’une manière instantanée et précise, les passages ennemis en vue d’une intervention des unités de secteur ou de réserve générale, deux barrages sont construits le long des frontières ouest et est de l’Algérie : le barrage algéro-marocain (ligne Pédron) à partir de juin 1956 et le barrage algéro-tunisien (lignes Morice et Challe) à partir de juin 1957. Constitués de plusieurs réseaux de barbelés électrifiés, minés et équipés d’appareils d’observation et de tir à infrarouge pour vision nocturne et de radars jumelés à des systèmes de tir d’artillerie, ces barrages sont de plus surveillés, nuit et jour, par une « herse » consistant en véhicules blindés patrouillant à intervalles déterminés.

־ djoundi, djounoud au pluriel – Soldat régulier de l’A.L.N.

־ exécutif provisoire – Conformément aux accords d’Évian, un exécutif provisoire est créé pour une période transitoire allant du cessez-le-feu à la proclamation de l’indépendance ; sa mission consiste, d’une part, à administrer le pays tout en le préparant à l’autodétermination et, d’autre part, à assurer l’ordre public d’une manière progressive, la République française étant appelée à exercer sa souveraineté durant la période considérée ; sa mise en place dans la cité administrative de Rocher-Noir, à quarante kilomètres à l’est d’Alger, a lieu du 7 au 13 avril 1962.

Les membres de cet organisme sont au nombre de douze ; son président est l’autochtone Abderrahmane Fares, un membre du F.L.N. récemment libéré des prisons françaises ; parmi les onze autres membres, à côté de trois Français, siègent huit autochtones : cinq du F.L.N. (dont trois représentants du G.P.R.A.) et trois proches du F.L.N. ; à noter que la majorité des collaborateurs et des assistants de tous ces membres sont des militants F.L.N.

Afin d’exercer son pouvoir, l’Exécutif dispose officiellement de moyens qui, outre ses propres organes et services, comprennent les éléments suivants : la police algérienne, les A.T.O.* et une force* locale de quarante mille hommes à créer. Toutefois, la situation qui résultera du cessez-le-feu du 19 mars 1962 ne lui permettra pas d’assumer ses missions de maintien de l’ordre pour trois raisons : la police algérienne va se décomposer, les A.T.O vont faire défection et la force locale va se diluer peu après avoir été créée.

Eu égard à la personnalité de son président, l’Exécutif jouera toutefois un rôle diplomatique de premier plan, tant au cours des négociations (stériles du fait de l’intransigeance du G.P.R.A.) sur le ralliement à l’autodétermination des groupes dissidents, qu’au cours de celles qui vont s’engager entre l’O.A.S. et le F.L.N. de l’intérieur et qui vont déboucher sur un accord O.A.S.-F.L.N. Compte tenu de sa couleur politique, l’Exécutif se montrera par ailleurs très actif dans la lutte contre l’O.A.S., disposant pour cela des réseaux de renseignement performants du F.L.N.

־ force locale – Dès janvier 1961, le gouvernement français se préoccupe de définir les règles selon lesquelles le maintien de l’ordre sera assuré en Algérie après le cessez-le-feu ; afin de désengager l’Armée de cette mission, il décide la création d’une force de police algérienne à majorité musulmane qui serait composée de policiers, de supplétifs et, éventuellement, de djounoud* de l’A.L.N.

En septembre 1961, à la suite des orientations prises en janvier, le Gouvernement décrète que la Force comprendra, en plus des unités annoncées, des gendarmes auxiliaires autochtones et, éventuellement, des appelés autochtones ; en octobre suivant, il déclare qu’elle comprendra quatre mille cinq cents gendarmes auxiliaires autochtones, vingt-neuf mille supplétifs et des cadres de l’armée française.

En février 1962, lors des négociations avec le G.P.R.A., celui-ci récusant les supplétifs (ce qui constitue, déjà, un avertissement quant à son hostilité à leur égard), il est alors décidé de les remplacer par dix-neuf mille appelés dont mille Français – ce qui s’avère, toutefois, insuffisant pour atteindre le chiffre initialement annoncé de quarante mille hommes.

Le 19 mars 1962, jour du cessez-le-feu, la force locale est enfin instituée et, en dépit de l’opposition du G.P.R.A., l’incorporation d’un contingent de supplétifs est maintenue ; ce n’est toutefois qu’en avril 1962 qu’elle est mise à la disposition de l’exécutif* provisoire qui, en mai, se plaindra que les unités supplétives n’ont pas rejoint – et qu’il faut prendre des sanctions contre leurs cadres ; de fait ces dernières, résolument Algérie française, se refuseront à se placer sous l’autorité d’un organisme s’avérant d’obédience F.L.N. qui, de surcroît, se propose de les engager militairement contre l’O.A.S., les forces du bachaga Boualam et les maquis messalistes*.

L’exécutif provisoire se trouvera rapidement confronté à des problèmes de fond touchant à l’existence même de cette force : désertions en masse des unités d’appelés autochtones (dont la loyauté ne s’était jusque-là jamais démentie) ; comportement criminel de nombre de ses membres se livrant au pillage, aux enlèvements et aux assassinats d’Européens et de juifs ; demande de rapatriement en métropole des quatre mille cent cadres militaires français et autochtones incorporés d’office – malgré l’octroi d’une prime de cinquante pour cent de la solde de base.

Devant ce constat d’échec, l’exécutif provisoire demandera que les effectifs de ladite force soient portés à soixante mille hommes… en faisant appel à des réservistes et en y incorporant douze mille tirailleurs ainsi que des cadres autochtones à prélever en France et en Allemagne.

Tous ces faits corroborent les prédictions des militaires des états-majors français qui avaient jugé cette force « Aléatoire ». À l’approche de la sécession, ainsi que le précise Maurice Faivre (45), la situation ne fait qu’empirer :

« C’est alors que le mouvement de désertions s’amplifie : début juillet [1962], 113 [cent treize] unités [compagnies de force locale] passent avec armes et bagages à l’ALN. Les pertes en matériel s’élèvent à 25 300 [vingt-cinq mille trois cents] armes de guerre dont 440 [quatre cent quarante] armes collectives, 590 [cinq cent quatre-vingt-dix] véhicules et 995 [neuf cent quatre-vingt-quinze] postes radio. Le 5 juillet, M. Messmer [ministre des Armées] annule la décision de renforcement des cadres. Le 10 juillet [1962], le chef de l’Etat lui adresse une Note : Etant donné l’anéantissement de la Force locale par désertion, il paraît nécessaire d’y reprendre les cadres français que nous y avons encore […]. Le Ministre des Armées prescrit le 27 juillet [1962] le retrait des cadres et l’arrêt du soutien logistique (6T 792, 1H 1320, MA 1372).

« Le 12 octobre [1962], le 1er bureau [le bureau du personnel] de l’EMI [état-major interarmées du général commandant en chef en Algérie] fait état de 219 [deux cent dix-neuf] officiers et 1 592 [mille cinq cent quatre-vingt-douze] sous-officiers musulmans affectés en juin, sur lesquels 38 [trente-huit] officiers et 403 [quatre cent trois] sous-officiers sont portés disparus. On sait que certains ont été emprisonnés ou tués, d’autres ayant probablement rejoint l’ALN (1H 1322).

« Cet atout majeur de notre politique est devenue un monstre selon l’expression du général Fourquet [Michel, commandant supérieur en Algérie depuis avril 1962], elle n’aura servi qu’à dédouaner des appelés trop fidèles à la France, et à renforcer et moderniser l’armement désuet des wilayas. Elle ne vit pratiquement pas le jour, son autonomie est fictive écrit Redha Malek [historien algérien ]. Dès le cessez-le-feu en effet, on ne se préoccupe plus que de Son avenir, pour ne pas dire sa disparition, et l’autorité française reste Responsable en dernier ressort de l’ordre public. »

־ messaliste – Partisan de Messali Hadj, homme politique algérien adhérant et fondateur, dès 1926, de mouvements et de partis autonomistes.

־ polices parallèles – À partir d’octobre 1961, apparaissent deux groupes de forces spéciales de police luttant dans l’ombre contre l’O.A.S. et les partisans de l'Algérie française :

La « mission “C” » ou « force “C” » (« C » pour « choc ») – Détachement de deux cents policiers métropolitains réguliers dont la mission consiste à détruire les réseaux O.A.S. qui tiennent Alger ; sa source principale de renseignements est le F.L.N. et le « Talion » (voir plus bas) ; à partir du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu et de l’entrée en vigueur des accords d’Évian, le F.L.N. détache des agents de liaison officiels permanents auprès d’elle, ne faisant par là que régulariser des pratiques en vigueur depuis plusieurs mois.

Le « Talion » – Groupe d’une centaine de supplétifs (surnommés barbouzes) pris parmi les anciens militaires et militants gaullistes investis, en liaison étroite avec le F.L.N., d’une mission d’actions et de renseignement ; il se distingue par le nombre d’Asiatiques qu’il comprend, ce qui en fait un groupe humain facilement repérable ; ses méthodes s’inspirent de celles du F.L.N. : plastiquages, assassinats, enlèvements, interrogatoires, torture intégrale allant jusqu’à la mutilation ou la mort des prisonniers suivie de leur disparition… ; sur ce chapitre, Jean Monneret cite (46) le cas d’un ingénieur métropolitain soumis à la question à l’aide d’un acide lui coulant goutte à goutte sur le front et dont le corps, découpé en morceaux, est découvert un mois plus tard dans la région d’Orléansville ; Georges Fleury révèle (47) que la police a découvert, le 31 décembre 1961, le cadavre d’un homme empalé dans le repaire des barbouzes ; il décrit (48) l’une des méthodes de torture pratiquées par les Vietnamiens du groupe : enfoncer, avec lenteur, la pointe d’un couteau dans les parties génitales, sous les yeux, derrière les oreilles, entre les doigts de pieds et sous les ongles du prisonnier ; financé et armé par les fonds secrets du Gouvernement, ce groupe est pourvu en armes, en munitions et en explosifs par la S.M. (sécurité militaire).

־ putsch (et putschiste) – Putsch déclenché, le 21 avril 1961, en Algérie, par quatre généraux ayant quitté le service actif : Maurice Challe, ancien commandant en chef en Algérie ; Raoul Salan, ancien commandant en chef et délégué général du Gouvernement en Algérie ; Edmond Jouhaud, français d’Algérie, ancien chef d’état-major et inspecteur général de l’armée de l’air ; André Zeller, ancien chef d’état-major des armées. Le mouvement échoue et se terminera le 25, quatre jours après son déclencement.

־ quadrillage – En Algérie, division du territoire en compartiments où sont réparties les troupes de façon à exercer un contrôle aussi serré que possible sur la population et les infrastructures ; en langage militaire, on distingue les troupes ou unités de quadrillage, par opposition aux troupes ou unités d’intervention ou de réserve générale.

־ T. 6 (dit Texan) – Avion d’appui au sol armé de quatre mitrailleuses et de six roquettes.

־ trêve unilatérale – Trêve, dite "interruption des opérations offensives", intervenant, sur décision du gouvernement français et sur l’ensemble du territoire algérien, du 20 mai au 12 août 1961.

Informations complémentaires 
(Voir chapitre I) 

Dans une correspondance en date du 12 avril 2009 (49), monsieur Christian Vialle, ancien du 12e bataillon d'infanterie, précise ceci :

" Le commandant T. était notre chef de corps, le chef de bataillon Henri Thomas. L'officier français tué à El Biar était le sous-lieutenant Yves Danière."   
                                                                     
                                         Notes                                                   

1 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2000, pages 325 et 364.
2 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 294.
3 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., Paris, Grasset, 2002, page 928.
4 – Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne – 1958-1962, Paris, L’Harmattan, 2003, page 63.
5 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 183 et 187.
6 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 187.
7 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 179 à 186.
8 – Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne – 1958-1962, op. cit., page 63.
9 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 125 et 166.
10 – Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne – 1958-1962, op. cit., page 171.
11 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 120 à 123, 222, 223 et 309.
12 – Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur – Du FLN à L’OAS, Paris, Seuil, 2004, page 313.
13 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 638.
14 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 76.
15 – Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur – Du FLN à L’OAS, op. cit., pages 298 et 299.
16 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 78.
17 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 95 et 78.
18 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 654.
19 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 655.
20 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 79.
21 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 671.
22 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., pages 617, 618, 624 à 628.
23 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 214.
24 – Entretien avec l’auteur le 4 juin 1963.
25 – Entretien avec l’auteur le 5 février 1989.
26 – Entretien avec l’auteur le 25 juillet 2007.
27 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 669.
28 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 663.
29 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 774.
30 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 240 à 246.
31 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 912.
32 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 250.
33 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 264 à 267.
34 – Entretien avec l’auteur le 20 février 2005.
35 – Mohand Hamoumou, Le Livre Blanc de l’armée française en Algérie, Paris, Contretemps, 2001, page 171.
36 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 273.
37 – Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur – Du FLN à L’OAS, op. cit., page 103.
38 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., pages 364 et 365.
39 – Nicolas d’Andoque, Guerre et paix en Algérie, Paris, Éditions SPL, 1977, page 162.
40 – Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne – 1958-1962, op. cit., page 51.
41 – Saïd Boualam, Mon Pays… la France !, Paris, France-Empire, 1962, page 34.
42 – Saïd Boualam, Mon Pays… la France !, op. cit., pages 4 et 110.
43 – Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur – Du FLN à L’OAS, op. cit., page 319.
44 – Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur – Du FLN à L’OAS, op. cit., pages 147 et 191.
45 – Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne – 1958-1962, op.cit., pages 76 et 77.
46 – Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, op. cit., page 66.
47 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 746.
48 – Georges Fleury, Histoire secrète de l’O.A.S., op. cit., page 539.
49 – Documentation personnelle de l’auteur.

Fait à Cannes, le 15 novembre 2008